Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/238

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Pendant que la France républicaine et même simplement libérale s’éparpillait sur le reste du monde, que les prisons, suivant un mot ancien de Musset, s’en allaient en colonie, que les bagnes se remplissaient de « politiques », que les pays voisins regorgeaient de proscrits poursuivis encore dans leur asile par la haine des vainqueurs, les complices recevaient leurs récompenses. Le clergé obtenait des faveurs notables : le Panthéon, enlevé aux grands hommes, était rendu au culte catholique ; le repos du dimanche devenait obligatoire dans les travaux publics ; derrière Montalembert et Veuillot, les catholiques apportaient leur adhésion ; Falloux laissait percer une satisfaction discrète ; les évêques bénissaient le nouveau maître de la France ; l’archevêque de Paris célébrait un Te Deum en son honneur. L’armée n’était point oubliée. Ses opérations contre les républicains de Paris et de province lui étaient comptées comme services de campagne ; sur elle et sur la gendarmerie pleuvaient les décorations ; les anciens militaires du premier Empire obtenaient des pensions. On se défiait quand même des soldats ; on avait décidé de les faire voter sur un registre ouvert ; mais, sur les conseils de Jérôme Napoléon devenu prince, on avait rapporté le décret maladroit. Deux généraux passaient maréchaux ; Magnan devenait grand-croix de la Légion d’honneur ; Castellane allait être sénateur. Des grades ou même des sommes d’argent payaient le zèle des officiers qui avaient trempé dans l’affaire. Le peuple avait pour sa part de belles promesses et le rétablissement du suffrage universel qu’on se bornait à frelater. Le 20 Décembre, 7,439,216 oui, contre 640,737 non, acceptaient le régime nouveau. Que valait une votation faite sous la pression de l’état de siège et de la terreur organisée par les préfets, les généraux, les magistrats et les délateurs ? Peu importait. La comédie était jouée après la tragédie. La Bourse montait. La bourgeoisie, non toute entière, mais dans sa majorité, se reprenait à vivre, honteuse et satisfaite, et elle se consolait de la liberté perdue en se ruant dans les plaisirs et les spéculations.

Le mot de République était encore conservé en tête des papiers officiels. Mais l’effigie du prince figurait déjà sur les monnaies et l’aigle impériale en haut des drapeaux. La République était bien morte.

Tuée par le crime d’un homme ? Oui, sans doute. Louis Bonaparte, menteur et parjure, devenu maître de la France par la tromperie et par un guet-apens, a dès lors, quoi qu’il fasse, une tache de sang aux mains et une tache de boue au front. Mais tuée aussi par le crime d’une classe qui, plutôt que de consentir à la réduction de ses privilèges économiques, préféra sacrifier une à une toutes les libertés, le régime parlementaire y compris ; tuée par l’implacable égoïsme d’une bourgeoisie qui, plutôt que de faire sa part à la réforme sociale, aima mieux laisser peser sur la pensée française l’autoritarisme catholique et sur la vie de la nation le despotisme militaire. Tuée encore par la nécessité où la nation se trouva, sans préparation