Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/250

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vers la vertu et le bonheur parfaits à travers les astres épandus dans l’espace. Comte, le fondateur du positivisme, finit lui-même par couler sa pensée dans un moule religieux. Dans le domaine social, ces croyances ont pour pendant des projets philanthropiques. C’est en 1849 qu’a lieu à Paris le premier Congrès de la paix, où le curé de la Madeleine et le pasteur Coquerel s’embrassent le jour anniversaire de la Saint-Barthélémy. Chez les chrétiens les mieux intentionnés de l’époque, c’est une idée courante que la propriété est une fonction sociale, grevée de lourdes charges en faveur de ceux qui ne possèdent rien. La charité, qui fut à l’origine le pieux équivalent de la fraternité, est prêchée et même pratiquée avec ardeur. Seulement, impliquant protection et supériorité, elle s’allie fort bien à des visées conservatrices ; purement volontaire, elle est par cela même arbitraire et capricieuse ; elle secourt la pauvreté, mais sans rien changer aux institutions vicieuses qui font des pauvres, sans travailler suffisamment à se rendre inutile. Cependant, en face de l’économie politique, froide, rigide, indifférente, pour qui la création de la richesse est l’essentiel, quelle qu’en soit la répartition, le désir de venir en aide aux faibles et aux déshérités fait naître l’économie sociale, sa sœur cadette, plus pitoyable et plus humaine.

En attendant qu’elle grandisse, les économistes orthodoxes sont les oracles des partisans du statu quo. L’un d’eux, Frédéric Bastiat, s’acharne à démontrer qu’il existe entre les intérêts de tous les membres de la société une harmonie providentielle, et il s’efforce ainsi de revêtir d’une consécration divine le régime existant. Un autre, Joseph Garnier, écrit ceci : « Que puis-je devoir à mon semblable, absolument parlant ? Rien. Mon devoir est de ne pas lui nuire, et à ce devoir correspond son droit d’exiger que je ne lui nuise pas. » Nous avons là le chacun chez soi, le chacun pour soi dans toute leur âpreté. Chose curieuse ! Par leur habitude de n’envisager que le jeu des intérêts et de considérer l’égoïsme comme le principal et presque l’unique mobile des actions humaines, par leur prétention de n’adoucir en rien la rigueur des vérités scientifiques, par leur campagne qui vise la suppression des douanes et qui a, dès 1847, suscité un Congrès international, les économistes sont tout à fait voisins des socialistes marxistes, situés à l’autre pôle de la pensée. Les extrêmes se touchent, comme il arrive souvent. Seulement les uns et les autres, en posant le problème de la même façon, arrivent à des solutions contraires, parce qu’ils reflètent les aspirations et les intérêts de deux classes opposées. La politique capitaliste a pour aboutissement, à l’extérieur, la guerre de conquête déguisée sous le nom de colonisation, et, à l’intérieur, le maintien par la force des privilèges qui lui assurent la suprématie.


§ 2. — Profondeur et étendue des réformes réclamées par les trois groupes.

Si nous essayons maintenant de classer les trois groupes que nous passons en revue d’après la profondeur et l’étendue des changements qu’ils réclament,