Aller au contenu

Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/280

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il a conçu deux choses qu’il a eu le tort, comme tous les socialistes de son temps et comme beaucoup de socialistes de tous les temps, de ne pas distinguer nettement : un idéal, c’est-à-dire un but lointain, et un ensemble de moyens propres à atteindre ce but, c’est-à-dire un système transitoire servant de pont entre le présent et l’avenir. Nous savons déjà qu’épris d’harmonie et d’unité il veut faire de la société une grande famille où chacun produira selon ses forces et recevra selon ses besoins. Et l’on ne peut contester une haute valeur morale à cet idéal qui suppose les forts aimant et soutenant les faibles ; les hommes supérieurs se reconnaissant, non pas plus de droits, mais plus de devoirs que les autres ; la puissance de dévouement augmentant à mesure qu’on s’élève dans l’échelle de l’humanité. Malheureusement il suppose aussi une humanité meilleure que celle qui vit autour de nous, guérie[de son excès d’égoïsme par une longue pratique de la solidarité. Aussi n’est-il que l’étoile sur laquelle on peut se guider sans avoir l’espoir de la toucher du doigt. C’est une idée directrice ; ce n’est pas une idée immédiatement réalisable.

En attendant que des générations plus heureuses et plus vertueuses que les nôtres sachent créer une société capable d’assurer à tous ses membres développement égal de facultés inégales et satisfaction égale de besoins inégaux, quelles sont les mesures qui peuvent acheminer en ce sens ? Nous sortons ici du domaine de l’absolu pour entrer dans celui du relatif.

Louis Blanc aborde la question par le côté de la production. Il a été surtout frappé des maux qu’engendre la concurrence. La concurrence, c’est la guerre des intérêts ; le duel des patrons et des ouvriers, des patrons et des patrons, des nations et des nations ; c’est le conflit perpétuel faisant des vainqueurs et des vaincus, des exploiteurs et des exploités, créant dans le monde entier la division des hommes en riches et en pauvres, en millionnaires et en miséreux. Il faut tuer la concurrence. Peut-être Louis Blanc méconnait-il ici ce que la concurrence peut avoir de fécond, quand, dépouillée de son venin, elle n’est plus désir d’écraser le voisin, mais simple émulation, envie de mieux faire que les autres et de se surpasser soi-même. Quoi qu’il en soit, pour faire cesser la lutte féroce des individus et des classes, Louis Blanc veut recourir à l’association qui rend solidaires les intérêts opposés. Il est le missionnaire de l’association.

Mais, pour mettre en œuvre ce mécanisme, il ne compte pas seulement sur l’initiative privée ; il veut le concours de l’État. Non pas qu’il veuille donner tout à l’État — « Cela, dit-il, c’est une idée saint-simonnienne ; ce n’est pas la mienne ! » En matière politique, il place au-dessus de la loi, comme inviolables, un certain nombre de libertés qu’il énumère (presse, conscience, association, réunion, droit au travail). En matière économique, il n’entend pas que l’État soit producteur de toutes les choses nécessaires à la consommation ; il souhaite seulement que l’État crée ce qu’il appelle le