Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/45

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combinaison. La garde bourgeoise prenait peu à peu des habitudes de violence et les façons des muscadins de jadis ; elle avait envahi un club de femmes et fouetté plusieurs d’entre elles. Elle cria encore ce jour-là : « Mort à Ledru-Rollin ! » Et pourquoi ? Parce qu’il avait, dans une circulaire, invité les électeurs à nommer des républicains de la veille et non du lendomain. Les ralliés, qui étaient le grand nombre, avaient frémi et, se faisant leur interprète, Lamartine réclamait aussitôt le désaveu de son collègue ; il proposait une proclamation où il escamotait curieusement la question sociale, en disant, à propos du suffrage universel : « A dater de cette loi, il n’y a plus de prolétaires en France. » Il parlait haut et ferme, disant : « Sachons donc, une fois pour toutes, s’il y a deux politiques inconciliables parmi nous et à laquelle des deux vous donnez votre adhésion. » C’était juste au moment où retentissaient, devant l’Hôtel de Ville, les clameurs des compagnies d’élite. La minorité avait fléchi, subi la semonce. C’était à son égard un petit coup d’État des modérés.

Mais les faubourgs descendaient déjà. Les gardes nationaux des quartiers riches étaient serrés, noyés au milieu d’une foule hostile et moqueuse ; et, le lendemain, cette équipée des aristocrates de la bourgeoisie eut sa réplique. Les ouvriers avaient déjà, depuis plusieurs jours, l’intention d’organiser une grande manifestation le vendredi 17 mars. L’initiative en appartenait aux corporations. Louis Blanc et Albert en avaient été avertis au Luxembourg et savaient qu’on demanderait l’éloignement des troupes de Paris et l’ajournement des élections, tant de la garde nationale que de l’Assemblée. Ils communiquèrent, le soir du 16 mars, la nouvelle à leurs collègues ; mais elle fut reçue de telle sorte, qu’ils offrirent tous deux de se retirer. La majorité fléchit à son tour ; elle les pria de rester. La revanche se préparait. Dans la nuit, les clubs travaillèrent à mettre sur pied tous leurs habitués, si bien que le lendemain, pour les yeux exercés, deux courants étaient visibles dans l’énorme cortège, qui, avec un ordre parfait, se déroula dans les rues pour déboucher sur la place de Grève. L’un suivait les inspirations de Louis Blanc et ne tendait qu’à renforcer l’autorité de la minorité avancée du Gouvernement provisoire ; l’autre, dirigé par Blanqui, avait pour but d’épurer ce même Gouvernement, c’est-à-dire d’en chasser Lamartine et les principaux membres de la majorité.

L’alerte fut chaude. Grâce aux corporations calmes et dociles, grâce à Barbès, ennemi acharné de Blanqui, grâce à Cabet, à Raspail, à Sobrier, qui craignaient peut-être, comme disait Lamartine, « qu’un Dix-huit Brumaire du peuple n’amenât un Dix-huit Brumaire du despotisme », l’intégrité du Gouvernement fut sauvée. « Tu es donc un traître, toi aussi ! » s’écriait un lieutenant de Blanqui, le cuisinier Flotte, en secouant le bras de Louis Blanc, qui avait, plus que personne, collaboré à ce sauvetage. Non, Louis Blanc n’était pas un traître ; il restait simplement partisan de la concentration qui avait tâché d’unir en faisceau les forces républicaines. Mais il est possible que Blanqui ait vu plus juste que lui en cette occurrence. Mieux eût valu sans doute un Gouvernement