Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/47

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sont les adversaires avérés de son rival : Lamennais, Raspail, Gabet, Banqui même, qu’il se vante d’avoir reçu la poitrine nue, comme s’il avait eu l’héroisme de braver un vulgaire assassin, et dans lequel il est étonné de déconvrir les aptitudes et le tact d’un diplomate. Quand on l’accusa plus tard d’avoir conspiré avec eux, il répondit : « Oui, comme le paratonnerre avec la foudre. » Il entendait, en effet, les absorber, pour ainsi dire, et les rendre inoffensifs au profit des idées qui lui étaient chères. En même temps, Marrast mettait l’Hôtel de Ville en état de défense, demandait des conseils stratégiques aux généraux Bedeau et Changarnier, s’assurait des dévouements dans la garde nationale, excitait contre Louis Blanc et ses amis ceux dont on voulait faire les mercenaires de la bourgeoisie, c’est-à-dire les ouvriers des Ateliers nationaux embrigadés et payés pour servir de rempart contre ceux du Luxembourg et les gardes mobiles, irrités de n’avoir pas encore leurs uniformes et persuadés que ce retard était dû à la mauvaise volonté des tailleurs socialistes de Clichy. Tout se préparait pour un choc décisif.

La tactique des royalistes déguisés, qui combattent alors derrière les modérés, consiste à dénaturer et à fausser en les exagérant les idées émises au Luxembourg ou dans les clubs, à entretenir et à grossir les craintes qu’elles inspirent ; mais elle consiste aussi et surtout à salir, sous le bouclier de l’anonyme, les hommes qui les propagent. Il fut fait grand emploi de cette méthode dans les journaux conservateurs, dès qu’ils se crurent certains de l’impunité. D’abord prudemment respectueux du peuple, ils s’étaient habitués, le voyant si débonnaire, à provoquer le monstre, à le piquer, à le harceler, comme un taureau mou au combat. Largement pourvus d’argent, ils pouvaient payer le talent et pousser les gens de lettres dans une voie où la plupart, appartenant à la classe bourgeoise, ne demandaient qu’à s’engager. Ce furent des moqueries sans fin sur la sueur du peuple, des parodies de la Marseillaise, des railleries acérées contre les étrangetés qui s’épanouissent dans une grande ville en fermentation. Ce furent aussi des calomnies, grossières, énormes, dédaignées par cela même de ceux qui en étaient victimes, mais qui sans cesse répétées, colportées, ne laissaient pas de faire impression. Qui fixera jamais les limites où peut atteindre la crédulité humaine, surtout quand elle est entraînée par la haine ou la peur ? Telle feuille élégante du moment, comme le Lampion, fut une fabrique incessante de bons mots qui étaient souvent de mauvaises actions. De spirituels forbans de la presse inventèrent à jet continu des histoires qui faisaient le régal des salons. Albert, l’ouvrier, Louis Blanc, le socialiste. paraissaient dangereux ; il fallait les déshonorer pour les annihiler. Et Albert se transformait en millionnaire, Louis Blanc refusait de louer à des gens du peuple la maison qu’il ne possédait pas, mais dont on donnait l’adresse Faubourg Saint-Germain. Les hôtes du Luxembourg étaient de nouveaux Lucullus ; ils prenaient pour nappe un châle de l’ex-reine Amélie ; ils se nourrissaient de purée d’ananas, menu merveilleux pour des repas qui coûtaient 6 francs par jour et par tête. Ledru-Rollin, le démocrate,