Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/55

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jours était amorti ; en revanche, la réaction, qui suivit la journée du 16 avril, battait son plein. Comment ne pas songer au mot de Tocqueville disant des hommes du Gouvernement provisoire « qu’ils ne surent ni se servir, ni se passer du suffrage universel ? » Le pis est que l’élection tombait ainsi sur le jour de Pâques. Des prêtres commencèrent par s’en plaindre ; mais, plus habiles, la plupart préférèrent en profiter ; les offices furent expédiés et c’est souvent de l’église même du village, drapeau et curé en tête, que le cortège des électeurs partit pour aller voter au chef-lieu de canton dans une autre église. Lamartine se félicite de cet accord entre la religion et la République. Le clergé n’y perdit rien ni la politique catholique.

Ce vote au chef-lieu de canton fut un autre des points qui suscitèrent de vives discussions. Le Gouvernement y tenait, il est difficile de dire pourquoi ; sans doute en vue de rendre à la circonscription cantonale quelque activité, quelque raison d’être. Mais c’était surtout prolonger le scrutin, qui devait rester ouvert pendant deux jours. C’était imposer un pénible voyage à des paysans, à des artisans pauvres qui durent, en plus d’un endroit, par une pluie battante faire cinq ou six lieues à pied pour accomplir leur devoir civique. C’était créer des difficultés considérables pour les douaniers, gendarmes, facteurs, télégraphistes, obligés de renoncer soit à voter, soit à remplir leurs fonctions toute une journée. C’était exposer au vol, ou tout au moins à la peur, des villages entièrement abandonnés durant des heures par la population masculine. Les villageois en conçurent un mécontentement qui ne fit pas de bien à la République.

Cependant les professions de foi multicolores tapissaient les murailles. Les candidats se chiffraient par milliers. Un seul département, l’Indre, en comptait quarante et un pour sept sièges. Quand on feuillette aujourd’hui cette littérature électorale, on est frappé du développement copieux des programmes, où se rencontrent sans doute des phrases vagues, des effusions fraternitaires, des réclames de charlatans, des bizarreries de pensée ou d’expression, des plans énormes de régénération politique et sociale ; mais aussi beaucoup d’idées saines, précises, pratiques. Éducation gratuite obligatoire et professionnelle pour tous les enfants, service militaire pour tous les adultes et réduction graduelle du contingent et du temps à passer sous les drapeaux ; impôt sur le revenu et même impôt progressif remplaçant les contributions indirectes ; caisse de retraites pour les invalides civils…, telles sont les réformes dont la mention revient le plus fréquemment. Ce qui frappe encore, c’est l’opinion générale qu’il y a quelque chose à faire dans le monde du travail. Au-dessus des signatures les plus inattendues s’étalent des formules qui ont une physionomie à demi socialiste. « Ce n’est pas une révolution politique qui finit ; c’est une révolution sociale qui commence », écrit celui-ci qui s’appelle Fialin de Persigny. « L’État a qualité pour mettre les instruments de travail à la portée du plus grand nombre… L’État peut limiter l’expansion des classes supérieures en les appelant à supporter une plus grande part des charges publiques », affirme celui-là, qui est l’économiste Léon Faucher. Un autre s’accuse