Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/76

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provisoire et ruineux. Seul Émile Thomas laisse voir le désir de maintenir les Ateliers nationaux jusqu’à une époque indéterminée. Ils sont sa création ; ils ont fait de lui une puissance ; ils peuvent encore servir d’instrument électoral, l’aider dans les manœuvres assez louches qu’il opère en ce moment au profit de sa candidature et peut-être des intrigues bonapartistes.

Quoi qu’il fasse, les Ateliers nationaux sont condamnés à mort dès le 15 mai. Reste seulement à savoir si leur mort sera lente ou brusque.

Il faut ici une patiente et scrupuleuse attention pour débrouiller l’écheveau emmêlé des événements et des responsabilités individuelles et collectives. La question occupa, au sein et en dehors de la Constituante, une telle abondance de comités, de commissions et de sous-commissions que la plupart des historiens se sont perdus dans cet enchevêtrement. On me pardonnera, vu l’importance du sujet, si je m’attarde à guider dans ce dédale ceux qui voudront bien m’y suivre.

Trois pouvoirs jouent un rôle dans la dissolution des Ateliers de la Seine. C’est d’abord le Gouvernement, qui est alors la Commission exécutive et sur lequel, par une curieuse anomalie, le département et la ville de Paris laissent de plus en plus porter toute la charge. La gestion des ateliers de femmes, qui sont peu nombreux et dont l’entretien, vu la vente des produits, revient à 15 centimes par jour et par tête, appartient au ministre des finances Duclerc. Les ateliers d’hommes, grossis de ceux qui avaient existé séparément au Champ de Mars et dans la banlieue, relèvent du ministre des travaux publics, Trélat. Le docteur Trélat est un très honnête homme et même un excellent homme, qui a été appelé par des adversaires « un saint laïque » à cause de son zèle charitable ; mais il n’a pas été préparé par ses études médicales aux fonctions nouvelles qui lui incombent. Ses bonnes intentions sont gênées par son inexpérience technique et politique autant que par son horreur du socialisme. Quant à la Commission exécutive, divisée comme le fut le Gouvernement provisoire, elle va de droite et de gauche, irrésolue, ballottée, tiraillée, changeante. Elle n’ose ni répudier ni exécuter les engagements du pouvoir dont elle a hérité. Un membre de l’opposition la comparera, sans bienveillance, mais non sans justesse, au don Juan de Molière entre Charlotte et Mathurine. Le peuple l’appellera, à cause de son inertie, la Commission inexécutive. Par cela même, l’Assemblée met de plus en plus la main au gouvernail. Elle s’est partagée en trois groupes qu’on désigne par le nom du local où ils se réunissent. C’est le groupe de la rue de Poitiers, catholique et conservateur, rendez-vous de ceux qui se proclament les amis de l’ordre. C’est celui du Palais National dont les socialistes sont exclus et dont les personnages influents sont des républicains très modérés, candidats à la succession du Gouvernement. Sénard, Goudchaux, Cavaignac, etc. C’est celui de la rue des Pyramides qui comprend les radicaux et les démocrates. Enfin, parmi les comités entre lesquels s’est répartie l’Assemblée, il en est un où figurent les représentants qui s’intéressent le plus au sort de la classe populaire : c’est le Comité du travail ou