Page:Jaurès - Histoire socialiste, V.djvu/16

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théorie ; pour le constituer, il faut que s’ajoute à celle-ci, déterminée par elle, une velléité au moins de pratique ou de politique.

Il n’y a pas socialisme, même utopique, là où, si osée que soit une théorie, si audacieux que soit un plan de société, il n’y a pas désir d’action, appel à l’action, afin de préparer la nouvelle organisation de la propriété et de la société visant à assurer le bien-être de tous ses membres. Les réquisitoires contre la richesse et la propriété, comme les descriptions de sociétés idéales et les rêveries communistes ou humanitaires, sans intention d’application dans un milieu donné, sans viser à une pratique générale, sont des dissertations philosophiques, sociologiques, etc., et non du socialisme.

Il n’y a pas socialisme, même dans le sens le plus restreint, là où, si subversifs que soient un appel à la révolte ou un soulèvement populaire, si démocratique que paraisse une œuvre réformatrice, ces diverses actions ou tentatives, au lieu d’être subordonnées à une théorie générale quelconque de la transformation que doivent subir la propriété et la société dans le but de réaliser le bien-être de tous, sont déterminées par une doctrine religieuse prêchant le renoncement et la communauté, par la tendance à ne régler que des situations spéciales, à se borner à des mesures d’avance estimées transitoires, ou par l’exaspération désordonnée des victimes de trop criants abus.

Sans doute quelques publications affirmèrent, soit après 1789, soit même avant, que la liberté et l’égalité nominales des droits seraient insuffisantes pour rendre heureux les simples travailleurs ne possédant que leurs bras, que leur force de travail. Mais, presque toujours, ou ce n’était, même dans la pensée de leurs auteurs, que des constatations sans la moindre vue théorique, sans la moindre sanction pratique, ou leurs revendications trop restreintes ou trop vagues étaient dépourvues de toute idée d’organisation générale, ou ils s’en tenaient à ces réformes agraires qui, avec le sentimentalisme, l’amour de la nature et la foi en la raison, étaient si en vogue à cette époque. Ces réformes tendant, par exemple, au partage des biens du clergé en parcelles attribuées individuellement aux pauvres, modifiant le nombre et le nom des propriétaires plus que le mode de propriété, ne sauraient être du socialisme que pour ceux qui le connaissent mal.

Ce qui est vrai, c’est que la plupart des démocrates crurent à l’efficacité, à tous les points de vue, de la liberté et des droits nominalement égaux qui ne pouvaient complètement profiler qu’à la classe économiquement à même de s’en servir, à la bourgeoisie ; c’est que quelques-uns — et Babeuf était du nombre — ceux qui n’avaient pas cette confiance, croyaient néanmoins qu’il n’y avait qu’à continuer dans la voie ouverte par la Révolution pour aboutir à la réalisation de tendances, encore très imprécises en fait, vers l’absolu des principes nouveaux. Le 15 brumaire an IV (6 novembre 1795), notamment, Babeuf écrivait dans le no 34 de son Tribun du Peuple : « Aisance à tous, instruction de tous, égalité, liberté, bonheur pour tous, voilà notre but. Voilà