Page:Jaurès - Histoire socialiste, V.djvu/17

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ce que nous avions presque déjà atteint ; voilà ce qu’il faut que nous atteignions de nouveau ».

Toujours hantés par l’idée que la Révolution devait instaurer un régime de justice et d’égalité effectives pour tous, voyant que les privilèges avaient seulement changé de forme, ils accusèrent les hommes de la déception que leur causait le désaccord entre leur idée et les faits, ils parlèrent d’escamotage, ils résolurent de pousser la Révolution dans la voie ouverte par elle, mais qu’elle leur semblait n’avoir pas suffisamment suivie, de terminer ce qu’ils regardaient simplement comme commencé, comme arrêté dans son développement naturel, de poursuivre l’égalité de fait et de réaliser enfin le bien-être de tous. Ce faisant, d’ailleurs, leur seul tort a été d’aller trop vite, de vouloir obtenir, faire passer dans la réalité, au début d’une évolution, ce qui doit en être le terme : ils ont eu, en somme, l’intuition juste de ce qui devait plus tard, mais ne pouvait alors se déduire des faits ; ils ont interprété la Déclaration des Droits de l’Homme dans le sens large que, dans sa lettre, et théoriquement, dans son esprit, elle comporte et comportait déjà pour certains (Histoire socialiste, t. IV, p. 1536) et non dans le sens étroit que pratiquement elle a revêtu à un moment donné.

Le point de départ du socialisme, fils légitime de la Révolution française, a donc été la désillusion qui résulta de la persistance, malgré tout, de la misère, après les profondes réformes dont les uns avaient attendu plus qu’elles n’avaient donné, plus qu’elles ne pouvaient donner ; auxquelles les autres avaient rêvé une suite, logique à leurs yeux, qui n’était pas venue. En cet état d’esprit, et nulle solution pratique n’émanant de la réalité même, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ils aient, après comme avant, demandé aux travaux des penseurs philanthropes les enseignements de la raison et de « la nature (Dieu suprême) », devait dire Babeuf (no 35 du Tribun du Peuple). En puisant dans de pures conceptions philosophiques l’indication de ce qu’il y avait à faire, en essayant de réaliser ces conceptions, ils ont donné à celles-ci qui, étudiées chez leurs auteurs, ne sortent pas du domaine de la philosophie, une valeur socialiste : c’est ce qu’avait déjà fort bien compris l’ami de Babeuf, Buonarroti, écrivant, pour caractériser leur action et celle de leurs amis : « au mérite des conceptions de Jean-Jacques, ils ajoutèrent la hardiesse de l’application à une société de vingt-cinq millions d’hommes » (La Conspiration pour l’Égalité, t. Ier, p. 14). Cela n’a pas empêché la Révolution d’être un merveilleux laboratoire d’idées où se sont élaborés, ainsi que l’a montré Jaurès, les principes des diverses écoles socialistes, où se sont accumulées, suivant son mot, « des réserves de socialisme latent » (Histoire socialiste, t. IV, p. 1562). Ainsi que toute autre théorie nouvelle, le socialisme se rattache aux penseurs qui l’ont précédé, mais qui n’ont été que des précurseurs.

Le socialisme n’était que latent chez ceux-ci, il existe incontestablement