Page:Jaurès - Histoire socialiste, V.djvu/327

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rapproche la phrase de Dossonville, rapportée plus haut, de ce qu’écrivait, dans un rapport au Directoire, au début de prairial an IV (fin mai 1796), c’est-à-dire une quinzaine de jours après l’arrestation de Babeuf, un policier amateur, Brion, employé à cette époque à la Trésorerie nationale : « vous n’ignorez pas que, s’il y a du pain, on ne pense à rien ; s’il en manque, c’est vous qui le voulez, et rien ne peut changer ce dicton chez le peuple à qui les Babeufs ont trouvé le moyen d’en faire espérer. Dieu sait comment ! » (Archives nationales, F7, 7160-6202) ; si on se souvient des paroles de Quirot, président des Cinq-Cents, qui, dans la séance du 10 thermidor an VII (28 juillet 1799), à l’occasion de l’anniversaire du 9 thermidor, tout en attaquant Babeuf, disait : « ses rêveries sur le « bonheur commun », l’absurdité inconcevable de ce qu’il appelait des principes, fixèrent l’attention générale… tous les regards étaient fixés sur Babeuf », on est porté à penser que l’action de Babeuf ne fut pas aussi négligeable que la plupart des historiens veulent bien le dire.

Le jour même de l’arrestation, le Directoire annonçait la découverte d’une conspiration tendant à livrer Paris « à un pillage général et aux plus affreux massacres », et, sur sa demande, les deux Conseils votaient une loi enjoignant de quitter le département de la Seine dans les trois jours, sauf permission spéciale, aux anciens Conventionnels n’exerçant plus de fonctions publiques et qui n’étaient pas domiciliés à Paris avant leur nomination, aux anciens fonctionnaires, aux militaires destitués ou licenciés, qui n’y étaient pas domiciliés avant le 1er janvier 1793, aux patriotes qu’avait libérés l’amnistie du 4 brumaire an IV, aux étrangers et aux prévenus d’émigration non rayés des listes d’émigrés. Le surlendemain (23 floréal-12 mai), Babeuf adressait aux membres du Directoire une lettre par laquelle, loin de nier la conspiration, il la représentait plus puissante, plus étendue qu’elle n’avait été ; il leur conseillait, en conséquence, dans leur propre intérêt et dans « l’intérêt de la patrie », d’arrêter les poursuites et de « gouverner populairement », moyennant quoi ils auraient l’appui de « toute la démocratie de la République française », au lieu de l’irriter et de la retourner contre eux en agissant autrement. Cette lettre dénote chez Babeuf de la naïveté et de l’orgueil ; l’exagération — préméditée, nous dira-t-il tout à l’heure, — de sa force, troubla, suivant l’habitude, son jugement, et, quel qu’ait été son but, l’entraîna à une démarche d’une ingénuité excessive ; il n’aboutit qu’à fournir une pièce de conviction de plus contre lui.

Une lettre datée de la « Tour du Temple, 26 messidor de l’an IV » (14 juillet 1796), et adressée à Félix Lepeletier nous montre Babeuf ne se faisant pas illusion sur son sort prochain, mais ayant conscience de son rôle historique ; elle explique aussi son attitude depuis son arrestation et condamne celle de ces démocrates qui, après lui avoir été favorables, s’empressaient, par peur, de rompre bruyamment toute solidarité avec lui. Il prie d’abord Lepeletier de