Page:Jaurès - Histoire socialiste, V.djvu/328

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veiller sur sa femme et sur ses enfants et lui fait part de ses intentions à leur égard ; puis il continue ainsi (Advielle, t. Ier, p. 222 à 227) :

« J’en subordonne l’exécution aux hypothèses suivantes : la proscription ne te poursuivra pas toujours… D’un autre côté, il peut encore arriver, postérieurement à mon martyre, que le sort se lasse de frapper notre Patrie et qu’alors ses vrais amis respirent en paix… S’il en est autrement, je dois perdre tout espoir pour ce qui me survivra… Tout est dit, je n’ai plus de souci à prendre sur ceux qui me sont encore chers ; ma pensée les a suivis jusqu’au repos du néant, dernier terme inévitable de tout ce qui existe… C’est dans la première supposition que je poursuis…

« Mon ami ! Je crois être resté digne de l’estime, de l’intérêt des hommes aussi justes que toi. Je ne t’ai point vu dans les rangs de ces mauvais machiavélistes politiques qui centuplèrent mes souffrances et anticipèrent ma mort… Les traîtres ! en faisant jouer à ceux pour qui ils semblaient s’intéresser le plus, un rôle lâche et honteux, ils m’ont figuré, moi dont tous les actes rendus publics témoignent combien mes intentions étaient droites, étaient pures ! moi dont les soupirs et la tendresse pour la malheureuse humanité se sont peints à des traits non équivoques ! moi qui ai travaillé de si bon cœur et avec tant de dévouement à l’affranchissement de mes frères !… ils m’ont figuré, dis-je, ou comme un misérable rêveur en délire, ou comme un secret instrument de la perfidie des ennemis du peuple…

« J’avais, moi, eu la délicatesse de ne compromettre personne nommément ; mais j’avais jugé seulement bon de compromettre en total la coalition des démocrates de la République entière, parce que je croyais d’abord utile de frapper d’épouvante le despotisme, et parce que je pensais ensuite que ce serait faire injure à tout démocrate de ne pas le présenter comme participe d’une entreprise aussi obligatoire pour lui que l’était celle du rétablissement de l’Égalité. Qu’ont-ils gagné ces faux frères, ces apostats de notre sainte doctrine ? Qu’ont-ils gagné avec ce mauvais système qu’ils paraissent avoir envisagé comme le nec plus ultra de l’habileté ? Ils n’ont gagné que de se déshonorer, de déconcerter les révolutionnaires et le peuple qui, nécessairement, se débandent toujours à l’aspect de l’abandon des chefs ; ils y ont encore gagné d’enhardir les ennemis par le spectacle d’une telle faiblesse…

« Mon corps rendu à la terre, il ne restera plus de moi qu’une assez grande quantité de projets, notes et ébauches d’écrits démocratiques et révolutionnaires, tous conséquents au vaste but, au système complètement philanthropique pour lequel je meurs… Lorsqu’on en sera revenu à songer de nouveau aux moyens de prouver au genre humain le bonheur que nous lui proposions, tu pourras rechercher dans ces chiffons et présenter à tous les disciples de l’Égalité… la collection mitigée des derniers fragments qui contiennent tout ce que les corrompus d’aujourd’hui appellent mes rêves. »

M. Espinas (La Philosophie sociale du dix-huitième siècle et la Révolu-