Page:Jaurès - Histoire socialiste, V.djvu/574

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citation faite plus haut (chap. xv) montrait Sieyès disposé à s’entendre avec le parti d’Orléans, et ici Cambacérès, dans ses Éclaircissements (cités par M. Vandal, L’avènement de Bonaparte, p. 119-120), croit à l’intrigue orléaniste ; Dolivier, dans la brochure citée précédemment (chap. xxi), reproduisait sans y ajouter foi, les rumeurs publiques relatives à une intrigue prussienne (p. 33 et 50) et Jourdan, dans ses Mémoires (Le carnet historique et littéraire, t. VII, p. 162), rappelle l’accusation relative à « un prince étranger ». Mais, une fois le danger écarté par la victoire. Sieyès reprit certainement sa première idée de devenir le maître du gouvernement. C’était d’un général qu’il attendait la réalisation de son dessein analogue à l’opération du 18 Fructidor ; suivant son mot, il était la « tête » et il lui fallait « un sabre » (Fabre [de l’Aude], Histoire secrète du Directoire, t. IV, p. 234). Il avait pensé à Joubert (chap. xxi) ; mais, au lieu de la victoire espérée, Joubert avait trouvé la mort en Italie (chap. xix, § 4). Il avait pensé à Moreau (Hyde de Neuville, Mémoires et souvenirs, t. Ier, p. 487) qu’il avait appelé à Paris, où sa présence était signalée le 32 vendémiaire (14 octobre), au lieu de lui laisser rejoindre l’armée du Rhin. L’invasion du territoire n’était plus à redouter ; Bonaparte, dont on n’avait plus, dès lors, besoin, et en qui il sentait un concurrent dangereux, allait — on arrangeait la chose — se trouver retenu en Égypte jusqu’au printemps ; il comptait bien être, avant son retour, avec l’aide de Moreau ou d’un autre, devenu le maître ; et voilà que Bonaparte apparaissait tout à coup, renversant par ce retour subit les plans de l’ancien abbé. Talleyrand et Fouché qui étaient favorables aux projets de Sieyès, dont les adversaires eux-mêmes avaient eu vent — c’était à ces projets que faisaient allusion ceux qui entrevoyaient et dénonçaient la préparation d’un coup d’État — comprirent tout de suite que la réussite n’était plus possible sans l’union de Bonaparte et de Sieyès, et, dans les derniers jours de vendémiaire, ils manœuvrèrent en conséquence.

Bonaparte vers qui s’étaient tournés, a écrit Gohier (Mémoires, t. Ier, p.211), « tous les hommes sans place. Tous les mécontents », plaisait alors à tous. Nous avons vu (chap. xvii, § 2) que les royalistes, qui le détestaient avant le 18 fructidor, l’avaient porté aux nues aussitôt après. Comme l’a dit Dufort de Cheverny (Mémoires…, t. II, p. 419), « sans savoir ni pouvoir deviner s’il a une arrière-pensée », les royalistes le soutenaient. Les modérés de droite espéraient également en lui (Jules Thomas, Correspondance inédite de La Fayette, p. 379) et, voulant le faire « président » de la République, aspiraient à renverser la Constitution de la seule façon à leur portée, par un coup d’État. La plupart des Jacobins, à leur tour, ne le voyaient pas de mauvais œil. Briot avait dit à la tribune des Cinq-Cents le 22 vendémiaire an VIII (14 octobre 1799) : « Il revient fidèle à sa destinée… bientôt il combattra de nouveau pour la patrie ; c’est assez dire qu’encore une fois il méritera sa reconnaissance ». Allant encore plus loin, certains membres de la fraction avancée