Page:Jaurès - Histoire socialiste, V.djvu/588

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la légalité venait de la violer et, par cela seul, avait été opéré un coup d’État : l’expression courante « coup d’État du 18 brumaire » est donc parfaitement justifiée.

La décision des Anciens était prise, portait-elle, « en vertu des articles 102, 103, 104 de la Constitution », et ces articles ainsi invoqués avec apparat devaient continuer à l’être dans diverses proclamations, afin de donner le change aux citoyens et de paraître agir légalement, alors qu’on violait outrageusement la Constitution : l’article 102 donnait bien aux Anciens le droit de changer la résidence du Corps législatif ; l’article 103 interdisait, après le vote de ce changement, tout fonctionnement des Conseils même, par conséquent, de la commission des inspecteurs de l’un d’eux — dans l’ancien lieu de résidence ; et l’article 104 prescrivait aux membres du Directoire de « sceller, promulguer et envoyer le décret de translation » sans retard. Mais l’article le plus important de la décision des Anciens, l’article 3, disait :

« Le général Bonaparte est chargé de l’exécution du présent décret. Il prendra toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale. — Le général commandant la 17e division militaire, la garde du Corps législatif, les gardes nationales sédentaires, les troupes de ligne qui se trouvent dans la commune de Paris et dans l’arrondissement constitutionnel, et dans toute l’étendue de l’arrondissement de la 17e division, sont mis immédiatement sous ses ordres et tenus de le reconnaître en cette qualité. — Tous les citoyens lui prêteront main-forte à sa première réquisition ».

Or cet article constituait une violation flagrante de la Constitution, c’est-à-dire un coup d’État. Il disposait de la garde du Corps législatif, tandis que, d’après l’article 71, c’était au Corps législatif tout entier, et non au Conseil des Anciens seul, à régler ce qui concernait cette garde ; il disposait de troupes de ligne et de gardes nationales, tandis que, d’après l’article 144, c’était au Directoire à disposer de la force armée ; il nommait Bonaparte général en chef, tandis que, d’après l’article 146, une nomination de ce genre n’appartenait qu’au Directoire.

Les Cinq-Cents reçurent simplement à midi communication du décret rendu par les Anciens ; le président, Lucien Bonaparte, ferma la bouche de ceux qui réclamaient des explications, en invoquant le prétexte légal allégué le matin contre Garat et en levant la séance.

Bonaparte, vers onze heures, passa les troupes en revue dans le jardin des Tuileries et procéda à des nominations : Lefebvre, commandant régulier de la place de Paris, devenait son premier lieutenant et était remplacé, dans le commandement de Paris, par Morand ; Murat était mis à la tête de la cavalerie et Marmont de l’artillerie ; Macdonald était envoyé à Versailles, Sérurier à Saint-Cloud ; Moreau était chargé du palais du Luxembourg. Arnault a particulièrement loué Bonaparte (Souvenirs d’un sexagénaire, t. II, p. 375) de l’« opération habile par laquelle il convertissait Moreau en geôlier et presque