Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/173

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quoi furent-ils coupables ? D’avoir bavardé en retroussant, sans doute, comme font les gens de guerre, les crocs de leurs moustaches, et en mettant dans leurs regards beaucoup plus de résolution qu’ils n’en avaient dans l’âme. Delmas[1], dont on se rappelle le propos hardi au sujet du Concordat, fut mis en retrait d’emploi et placé sous la surveillance de la police. Lecourbe, qui avait contribué à la victoire de Zurich et faisait partie du cortège d’admirateurs de Moreau, dut partir à l’étranger en attendant d’être rayé des cadres de l’armée. Le colonel Fournier, qui avait offert de tuer Bonaparte en pleine parade d’un coup de pistolet, fut arrêté, le 7 mai 1802, et enfermé au Temple. Le chef d’escadron Donnadieu, républicain de la suite de Moreau et ultra-royaliste sous la Restauration, fut destitué et enfermé au Temple, puis à la Force, en même temps que Fournier dont il partageait les sentiments. Nous voyons donc bien qu’il y eut des mesures de rigueur prises, mais nous n’apercevons pas une action d’ensemble. Pas de véritable complot, pas de procès en réponse. Bonaparte pratiquait à l’égard de l’armée la politique « d’étouffement ». On le voit bien, du reste, à l’occasion de ce qu’on a appelé le complot des libelles[2]. Il s’agissait de soulever la garnison de Rennes, — Bernadotte, commandant l’armée de l’Ouest, résidait à Rennes — et de déterminer un mouvement général des armées contre le gouvernement. Un Appel aux Armées et une Adresse des Armées aux différents corps et militaires réformés et isolés de la République furent rédigés et envoyés par paquets dans toutes les directions. Le centre du mouvement était Rennes.

L’Appel disait :

« Soldats de la patrie,

Est-elle enfin comblée la mesure d’ignominie que l’on déverse sur vous depuis plus de deux ans ? Êtes-vous assez abreuvés de dégoûts et d’amertume ? Jusques à quand souffrirez-vous qu’un tyran vous asservisse ? Qu’est devenue votre gloire, à quoi ont servi vos triomphes ? Était-ce pour rentrer sous le joug de la royauté que, pendant dix ans de la guerre la plus sanglante, vous avez prodigué vos veilles et vos travaux, que vous avez vu périr, à vos côtés, plus d’un million de vos camarades ?

Soldats ! vous n’avez plus de patrie, la République n’existe plus et votre gloire est ternie. Votre nom est sans éclat et sans honneur. Un tyran s’est emparé du pouvoir et ce tyran quel est-il ? Bonaparte !

Quel était votre but, en combattant pour la République ? D’anéantir toute caste noble ou religieuse, d’établir l’égalité la plus parfaite. Votre but était rempli, mais votre ouvrage ne subsiste plus. Les émigrés sont rentrés de toutes parts ; les prêtres hypocrites sont salariés par le tyran. Les uns et les autres composent son conseil ; les uns et les autres occupent les emplois,

  1. Supra, p. 97.
  2. Voir Guillon : Les Complots militaires sous le Consulat et l’Empire.