Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/179

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biscite, non pas pour lui demander de sanctionner le sénatus-consulte du 18 floréal, mais pour répondre à une question dont le Conseil d’État déterminerait les termes ! On voit comment tout ceci s’enchaîne : le Premier Consul annonce au Sénat qu’il va consulter le peuple, puis il quitte Paris et se retire à la Malmaison ; Cambacérès réunit ses compères : Portalis, Rœderer, Bigot de Préameneu et, le 20 floréal, le Conseil d’État est convoqué pour dire sur quoi doit porter le plébiscite désiré par le Premier Consul. On devine ce que put être la séance : sur la proposition de Rœderer, qui avait en poche un projet tout rédigé, le Conseil d’État décida que le peuple devrait dire s’il entendait que Bonaparte reçut le consulat à vie et qu’il eût le droit de nommer son successeur. Bérenger, Berlier, Dessolle, Emmery et Thibaudeau s’abstinrent dans le vote de la seconde partie. « Tout cela, dit M. Aulard[1], se passa sans enthousiasme, sans démonstration de joie. La majorité du Conseil ne fut pas trop glorieuse de sa victoire, et la minorité parut honteuse de sa défaite. » Ainsi le peuple était appelé à décider, et on chercherait en vain, dans la Constitution de l’an VIII, la justification de la procédure que nous venons d’analyser.

Lorsque Bonaparte revint, il affecta un grand mécontentement, disant très haut qu’il allait casser l’arrêté du Conseil d’État. Il s’en garda bien, et se borna à retrancher dans la question soumise au plébiscite la partie qui visait la succession au Consulat. Le Sénat, à qui l’on venait d’infliger une nouvelle leçon injurieuse, manifesta son mécontentement en nommant une commission de sept membres chargée d’examiner le message adressé par les consuls et portant l’annonce du plébiscite et son objet. Mais ni le Sénat, ni le Tribunat[2], ni le Corps législatif[3] ne pouvaient rien faire. Ou plutôt, ce qu’ils pouvaient, ils ne l’osèrent pas. Ils n’avaient rien osé jusque-là, il était trop tard : le pli de la servitude était pris. Le Sénat, après le rapport de Démeunier, ne put que prendre un arrêté où il était dit « qu’il n’y a quant à présent aucune mesure à prendre ». Cette assemblée, qui n’avait pas voulu du Consulat à vie, reçut mission de dépouiller les votes qui devaient l’instituer[4].

La question posée au peuple français : Napoléon Bonaparte sera-t-il élu consul à vie ? recueillit 3 568 885 oui et 8 374 non. Il y avait donc 500 000 oui de plus que pour l’acceptation de la Constitution de l’an VIII. Le peuple ne connaissait de la vie publique que des titres : paix d’Amiens, Concordat… et il réunissait toute l’activité publique dans un seul mot : Bonaparte. Point de discussions, point de journaux, aucun débat au grand jour. La nation

  1. Études et lectures, II. 267.
  2. Au Tribunat, Carnot seul vota contre le Consulat à vie, mais Chabot, allant présenter à Bonaparte les votes de l’Assemblée, ne manqua pas de lui conseiller de gouverner selon la liberté, et de discerner « ses véritables amis, qui lui diront la vérité, d’avec les flatteurs, qui chercheront à le tromper ».
  3. Il y eut 3 non. Vaublanc, orateur du Corps législatif, dit à Bonaparte qu’il faut gouverner selon « la liberté politique, civile et religieuse. »
  4. Message de Cambacérès, 11 thermidor an X.