Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/180

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ignorait tout, sauf que l’on s’était battu et qu’on avait vaincu. À Paris, souvent le pain avait manqué et l’on avait fait queue devant les boulangeries, mais qui le savait ? Les Parisiens ? Ils voulaient l’oublier, car Bonaparte, qui donnait de la gloire à la nation, était pour eux le seul capable de lui assurer du pain. Les anarchistes seuls pouvaient dire le contraire. En province, on dévalisait, on assassinait sur les routes, les enlèvements, les coups de force se multipliaient, mais Bonaparte veillait et tout rentrerait dans l’ordre. De partout on tentait de détruire un chef indispensable à la grandeur du pays, il fallait donc lui donner tout pouvoir pour qu’il pût vaincre ses ennemis. Tel fut le raisonnement de la « masse ». La pression gouvernementale[1], la propagande des royalistes[2], celle du clergé rallié par le Concordat[3], contribuèrent aussi à augmenter le nombre des suffrages, qui s’exprimèrent, comme en l’an VIII, à registre ouvert. Quant aux républicains, quant à tous ceux qui restaient encore dans cette croyance que Brumaire avait sauvé la République, ils comprirent enfin, selon le mot de M. Aulard. « que la République était morte[4] ». Les 8374 non du plébiscite s’opposent aux 1 500 non donnés à la Constitution de l’an VIII, et ces chiffres, si restreints qu’ils nous paraissent, ont leur importance si l’on songe aux conditions du vote, et il faut ajouter qu’on ne sait pas si dans les chiffres donnés figurent les suffrages de l’armée[5]. C’est d’elle que venait surtout l’opposition républicaine et, malgré la pression de certains chefs, elle manifesta nettement ses opinions. C’est pour cela que nous devons douter que l’Empire ait conservé tout les registres venus des corps de troupe. La pression fut parfois violente, et l’on cite le cas de ce général qui, assemblant ses soldats, leur tint ce langage bien militaire : « Camarades, il est question de nommer le général Bonaparte consul à vie. Les opinions sont libres, cependant je dois vous prévenir que le premier d’entre vous qui ne votera pas pour le Consulat à vie, je le fais fusiller à la tête du régiment[6] ». En regard de ces paroles, il convient de mettre celles d’un homme qui rappelait l’aurore de la Révolution et qui gardait à Bonaparte beaucoup d’admiration et de reconnaissance, car c’est de lui qu’il avait reçu le droit de rentrer dans la nation. La Fayette vota non et mit en marge du registre : « Je ne puis voter pour une telle magistrature jusqu’à ce que la liberté publique soit suffisamment garantie : alors je donnerai ma voix à Napoléon Bonaparte ». Une lettre qu’il adressa au premier consul, lettre respectueuse, mais forte, rappela que, pour les hommes de 1789, et pour tous ceux qui restaient attachés aux principes de la Révolution, il y avait quelque chose qui planait au-dessus

  1. Circulaire de Rœderer aux préfets, le 25 floréal.
  2. Paris pendant l’année 1802 (Journal de Peltier), n° du 15 juin 1802.
  3. Brochure intitulée : Quel est l’intérêt de la religion et du clergé au Consulat à vie et à la longue vie de Bonaparte ? citée par Aulard, Études et lectures, II, 277.
  4. O. c., p. 283.
  5. À Ajaccio, 86 non sur 300 voix d’après Mélito, Mémoires II, 23.
  6. St. de Girardin, Journal et Souvenirs, t. III, p.272.