Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/196

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invincible de la presque unanimité des Français à être désormais gouvernés par l’un d’eux ».

Derrière toute cette manœuvre, il ne faut voir que la pensée de Bonaparte qui veut, en quelque sorte, faire place nette et dire le jour où il prendra la couronne : « Je la tiens à la fois du suffrage de la nation et de la main de ses anciens possesseurs. Je suis héritier du droit divin et élu du peuple. » L’intérêt de cette négociation très secrète réside donc bien dans ce fait qu’elle montre de façon éclatante la continuelle volonté qu’a eue Bonaparte de redresser le trône à son profit. Louis XVIII répondit à ces propositions le 3 mars 1803 et les cours reçurent sa lettre. Il y disait : « Je ne confonds M. Bonaparte avec ceux qui l’ont précédé ; j’estime sa valeur, ses talents militaires ; je lui sais gré de plusieurs actes d’administration, car le bien que l’on fera à mon peuple me sera toujours cher ; mais il se trompe s’il croit m’engager à transiger sur mes droits. Loin de là, il les établirait lui-même, s’ils pouvaient être litigieux, par la démarche qu’il fait en ce moment…. » Et c’est vrai. Bonaparte reconnaissait la puissance, au moins nominale, de Louis XVIII, puisqu’il lui demandait d’abdiquer ! C’est qu’au moment où il voulait coiffer la couronne et prendre le sceptre, il ne lui plaisait pas de savoir qu’un autre prétendait au sceptre et à la couronne ! Quoi qu’il en soit, sa tentative ayant échoué, il lui fallait se passer de la renonciation sollicitée et agir quand même pour refaire la royauté sans le consentement du roi. Mais, dès lors, il songe à se venger cruellement : il y a entre les Bourbons et lui une affaire personnelle, et, dans les événements qui suivent, il faut voir le développement de la vengeance consulaire. Le duc d’Enghien a payé de sa vie le refus de Louis XVIII.

Lorsque la guerre eut été de nouveau déclarée entre l’Angleterre et la France, un remous considérable se produisit dans le monde royaliste encore émigré. Les offres de service faites pendant la paix au cabinet anglais avaient été rejetées, les conspirateurs avaient été éconduits, mais dès l’instant où la guerre recommençait, toute intrigue serait bonne qui pourrait avoir des chances d’aboutir à la chute de Bonaparte. Le gouvernement anglais dit la « chute », les royalistes disent « la mort ». Le comte d’Artois avait près de lui, à Londres, le duc de Berry et le prince de Condé, et l’organe des émigrés, en Angleterre, était l’agence dirigée, « au nom du roi », par le comte de La Chapelle. « Sous les ordres de ce dernier s’agitent : Dumouriez[1], de Puisaye, de Tinseau, de Soissy, Froment, Bertrand de Molleville, de Roll, de Sérent, de Vioménil, de La Pelouse, de Franceval, de Lachâtre[2]… On peut citer encore d’Antraigues, les Polignac, Rivière, Pichegru, l’évêque d’Arras et toujours Cadoudal. Le prince de Bouillon, qui résidait à Jersey, servait d’in-

  1. Dumouriez, qui avait demandé à Bonaparte la permission de rentrer en France (3 novembre 1800) et n’avait pas obtenu de réponse, touchait 30 000 livres d’appointements pour dresser des plans de campagne.
  2. Ernest Daudet, La Police et les Chouans, page 24.