Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/197

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termédiaire avec les chouans normands et bretons dont on relevait le courage. De Londres parlent donc les fils de nombreuses intrigues qui, toutes, tendent à un même but : renverser Bonaparte, car il semblait, tant aux chouans qu’aux Anglais, selon le mot de Pitt, qu’il réunît dans son sein « toutes les grandes et toutes les petites passions fatales à la tranquillité publique ». Georges Cadoudal arriva à Paris le 31 août 1803 et, à ce moment, le plan de ce qui était, en 1800, « le coup essentiel » de ce qu’on appelle maintenant « la chose », était le suivant : enlever Bonaparte sur la route de la Malmaison, le remettre aux Anglais qui croisaient sur la côte de France. Le duc de Berry, fils du comte d’Artois, devait présider aux opérations. M. Frédéric Masson a tracé un tableau tragique de cette conspiration qui de partout entoure le Premier Consul et le conduit aux pires violences : « À Paris, l’attentat se prépare : les chouans feront le coup sans hésiter et sans se reprendre, car c’est leur état, et, en attendant, au travers des rues et des ruelles de Paris, muets et impénétrables, ils glissent comme des ombres farouches, tels que tout à l’heure, au milieu des genêts de Bretagne ; puis, de ces larves confuses, pareilles, dans l’échelle sociale, aux informes essais d’un organisme rudimentaire, qui, par leur infamie même, rampent ignorées, on s’élève par des gradations infinies aux hommes qui tiennent le plus grand état, à des princes de la maison de France, à des généraux en chef que la victoire couronnait hier. Ceux-là attendent et veillent sur la frontière, guettant la nouvelle de mort ; ceux-ci, se croyant couverts par la gloire dont on les a comblés, se tiennent prêts aux successions qu’on va leur ouvrir… Sur la nation, sur la capitale, une terreur s’est répandue : dans cet opaque brouillard où il s’agite, invisible et muet, l’ennemi est là. Portes fermées, barrières closes, des soldats surveillent toute l’enceinte, des patrouilles à cheval courant les rues, le peuple inquiet, agité, exaspéré, cherche, comme la police, les assassins de son consul, prêt à tout risquer, sa peau comprise, pour aider les argousins. Il y est pour son compte, se sent menacé en Bonaparte ; toutes ses justes haines contre les Anglais, artisans de massacres et d’incendies, contre les émigrés leurs complices, lui remontent au cœur et, de Paris à l’armée entière, à toute la province, c’est un double courant d’indignation et d’enthousiasme[1]. » La vérité est assez loin de ce ton mélodramatique et même, pour ce qui est de l’enthousiasme populaire, une plus juste rigueur historique montre que ce n’est pas dans le temps où le complot se tramait qu’il était considérable. Au contraire, lorsque, au milieu de février 1804, Bonaparte eut fait arrêter Moreau sous prétexte qu’il conspirait, le public fut unanime à protester et à ne rien croire, accusant la police d’avoir tout fait — et le public n’avait pas tort. C’est donc quand Bonaparte eut surchauffé les esprits et lorsque le rôle des chouans eut été exploité qu’il obtint le surcroît de popularité sur lequel il comptait, et qu’il devait mettre à profit pour arriver à

  1. Napoléon et sa famille, II, 326-329.