Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/198

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l’Empire. Et ainsi nous voyons encore une fois que c’est la crainte des Bourbons, la haine de la royauté, la persistance de l’esprit révolutionnaire qui a porté Bonaparte au trône ! Le complot, quel était-il exactement et que pouvait en craindre le consul ? Les royalistes, tout en laissant agir Cadoudal, cherchaient dans quelles conditions ils pourraient opérer dans Paris une véritable contre-révolution qui ramènerait Louis XVIII et, selon l’inévitable procédé, il s’occupèrent de découvrir un général. Les gens d’épée sont indispensables aux rois, et nous avons vu nous-mêmes des prétendants chercher le général, pactiser avec lui, toujours avec l’espoir que, derrière son cheval, il y aurait place pour eux ! En 1803, le choix des Bourbons, dirigés par Pichegru, tomba sur Moreau. Croire Moreau royaliste ou prêt à aider les entreprises royalistes était une erreur. Il détestait Bonaparte, non pas en se plaçant au point de vue chouan, mais, au contraire, en considérant ses actes et sa politique au point de vue républicain. C’est bien ce que Bonaparte ne pouvait lui pardonner : « En dépit de la réserve qu’il s’imposait, ses sentiments étaient bien connus à la cour consulaire ; ils n’avaient pas peu contribué à envenimer la haine que lui avait vouée Bonaparte depuis ses grands succès militaires de l’année 1800[1]. Ce que le premier consul détestait en lui, ce n’était pas seulement son rival de gloire, c’était son successeur désigné, le seul homme que l’opinion considérât comme un chef de gouvernement possible en cas d’accident[2]. « Voilà où est la vérité historique. Peu à peu elle se dégage pour nous. Moreau est un rival qui hait Bonaparte, il est espionné, la police le surveille, Fouché, qui songe à rentrer en grâce, a des gens à lui qui le renseignent sur tout ce qui se fait chez le général.

On sait ainsi le rapprochement entre Pichegru et Moreau, les papiers de leur intermédiaire, l’abbé David, sont saisis, mais ils ne prouvent pas que Moreau soit prêt à aider au retour des Bourbons, ils démontrent même le contraire ! Bonaparte, résolu à perdre Moreau, allait-il donc voir sa proie lui échapper ? Heureusement la basse police veillait. Un agent provocateur, à la fois stipendié par le comité royaliste de Londres, par le gouvernement anglais et par le gouvernement français, Méhée de la Touche, échappé de l’île de Ré où on l’avait envoyé après l’attentat de la machine infernale, fit reprendre le complot en y mêlant Moreau qui refusait d’y participer. Le général Lajolais, ami de Pichegru[3], « intermédiaire plus que suspect » dit M. Sorel, après une entrevue ou deux avec Moreau, déclara que l’accord était fait et que le général était prêt à marcher pour les Bourbons. C’était exactement le contraire de la vérité, mais c’est sur cette affirmation que tout le complot reposa. La police, bien entendu, savait tout et, à l’étranger, on causait ouvertement de l’affaire en donnant des détails circonstanciés sur ce qui devait s’accomplir[4].

  1. Hohenlinden.
  2. Lanfrey, o. c, III. 95.
  3. Pichegru arriva à Paris le 24 janvier 1804.
  4. Voir Sorel, o. c., p 342, 343.