Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/200

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Bonaparte, qui dirigeait les manœuvres de Méhée de la Touche, était au courant de ce qui se disait et de ce qui se faisait. Que vaut dans ces conditions l’affolant tableau que nous devons au talent de M. Masson ? La vérité, pour être moins dramatique, n’en est pas moins intéressante : ce que veut Bonaparte, c’est la compromission définitive de Moreau et le débarquement d’un Bourbon, qui sera tout simplement arrêté au moment de son arrivée. Si la police ne quitte pas Moreau, elle veille aussi sur toutes les routes de Normandie et Savary, futur duc de Rovigo, est « en sentinelle au pied de la falaise de Biville[1] ». Pendant ce temps, on arrête et on fusille quelques individus suspects, on interroge aussi et on obtient des renseignements souvent contradictoires, mais qui montrent toujours qu’il y a « quelque chose ». Enfin, comme rien de décisif ne se faisait, l’énervement gagne le consul. C’est le moment, où, après l’interrogatoire du royaliste Bouvet de Lozier, qui a déclaré que les Bourbons avaient cru au concours de Moreau, mais que celui-ci avait refusé ses services, la police a définitivement arrêté les lignes générales du complot. Pour les policiers, la conspiration « partant de la Bretagne et de la Normandie, s’étendait jusqu’à Strasbourg, Munich et Stuttgart. Pendant que Georges chercherait à enlever le premier consul, les jacobins, alliés aux royalistes, devaient soulever Paris, le duc de Berry agiter la Bretagne et la Vendée, Moreau et Pichegru prendre la direction des corps d’armée de l’Est, et le duc d’Enghien entrer en France à la tête d’une troupe d’émigrés rassemblés sur le Rhin. On ajoutait que la Russie se montrait défavorable à la France, que l’Autriche armait et que la Prusse allait bientôt l’imiter[2]. » Le 14 février 1804, Bonaparte fait arrêter Moreau qui est mis au Temple. Pichegru et Cadoudal sont cachés. Bonaparte furieux, et alors véritablement pris de peur, car, le premier coup ayant été frappé par lui, ses adversaires n’ont plus rien à ménager et il peut tout craindre d’eux, demande et obtient des mesures extraordinaires : une loi édicte la mort contre quiconque abritera Pichegru, Cadoudal ou leurs complices, et six ans de travaux forcés contre quiconque ne dénoncera pas leur retraite, la connaissant. Et c’est alors que la terreur, dont parle M. Masson, s’épand sur Paris, non pas qu’elle vienne du peuple, mais au contraire issue du pouvoir même qui fait fermer les barrières et viole les domiciles. Le 28 février, Pichegru est livré ; le 9 mars, Cadoudal est arrêté rue Monsieur-le-Prince, non sans avoir tué un agent et en avoir blessé un autre. Les Polignac, le marquis de Rivière sont saisis.

Bonaparte tenait avec Moreau le plus marquant parmi les derniers républicains de l’opposition ; il tenait, avec Georges et l’état-major royaliste, les

  1. Chassin, Les Pacifications de l’Ouest, t. III, p. 738.
  2. Welschinger. Le duc d’Enghien, p. 256. — Le gouvernement français publia en 1804 un libelle de Méhée de la Touche, intitulé : Alliance entre les Jacobins français et les ministres anglais, où l’on voit la part de la police française dans le plan primitif de la conspiration.