Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/201

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premiers parmi les chouans. Mais il manquait encore, pour que sa vengeance fut complète, un représentant de ces Bourbons qui n’avaient pas voulu se démettre en sa faveur de leurs prétentions au trône. C’est en vain qu’il avait attendu le débarquement du duc de Berry, c’est en vain qu’il avait espéré dans la venue du comte d’Artois. Et pourtant il lui fallait un Bourbon quelconque pour frapper à son tour le « coup essentiel ». Il y avait précisément à Ettenheim, sur le territoire badois, le duc d’Enghien, petit-fils du prince de Condé. Il résidait là depuis deux ans, absorbé dans un roman d’amour avec la princesse Charlotte de Rohan. La proximité de la Forêt-Noire lui permettait de satisfaire sa passion pour la chasse, et il vivait loin de toutes les conspirations, attendant seulement d’être désigné pour servir dans un corps d’émigrés. Le policier Méhée de la Touche l’avait désigné comme ayant des entrevues suspectes avec des officiers de l’armée de Condé. Une enquête confiée au maréchal des logis de gendarmerie Lamothe apprit à Bonaparte que le duc d’Enghien avait auprès de lui Dumouriez. Il s’agissait, en réalité, du général Thumery, dont le nom mal prononcé avait paru à Lamothe être celui de Dumouriez. Il n’en faut pas davantage au premier consul : il entre dans une violente colère contre Réal, chef de la police, et contre Talleyrand qui, par leurs agents, n’ont pas su le grand danger que pouvait lui faire courir le duc d’Enghien. La perte de celui-ci est résolue, et, le 15 mars, un détachement de dragons commandés par le général Ordener passe le Rhin, viole le territoire badois, et va enlever le duc d’Enghien. On arrête les personnes qui sont chez lui : Thumery, le colonel Grunstein, des prêtres et des domestiques ; on saisit tous les papiers. Dans le même temps, le général de Caulaincourt opérait à Offenbourg et arrêtait quelques émigrés. Le duc d’Enghien, amené à Strasbourg, fut sans retard dirigé sur Paris, où il arriva le 20. On n’avait rien trouvé de compromettant dans ses papiers, et le commandant Charlot, qui avait reçu mission de les dépouiller, put affirmer au comte de Ségur que « dans toute cette correspondance saisie si inopinément, aucun mot, aucune trace de connivence du prince avec le complot de Paris ne furent trouvés[1] ». Quant à la confusion sur le nom de Dumouriez, elle fut vite établie. Mais il ne s’agissait pas de justice à rendre, il s’agissait d’un coup à frapper. Enghien n’est pas encore dans Paris que tout est prêt pour son exécution, son cachot est préparé à Vincennes, ses juges sont choisis, son interrogatoire est dressé, la sentence rédigée, la fosse même dans laquelle on doit l’enterrer est creusée[2] ! Sans retard, une commission militaire, présidée par le général Ilulin, statua. « Ces officiers, habitués à voir fusiller des chouans et des émigrés, n’y firent nulle différence ?[3] », et, à 6 heures du matin, le 21 mars, le duo d’Enghien était fusillé dans les

  1. Mémoires de Ségur, t. II.
  2. Voir Welschinger, Le duc d’Enghien, p. 321.
  3. Michelet, Histoire du xixe siècle, III, 125.