Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/202

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fossés du château de Vincennes. Bonaparte, retiré à la Malmaison, avait refusé d’entendre toute voix qui aurait pu lui demander de faire grâce. Selon le mot de M. Masson[1], le premier consul considérait qu’il y avait vendetta entre les Bourbons et lui. Tous les instincts primitifs et sauvages de sa race s’étaient réveillés chez lui. En Corse, il y a peu de temps, un enfant qui jouait avec de jeunes camarades tomba soudain frappé d’une balle : il y avait vendetta entre son père et l’assassin. Bonaparte n’avait pas le sentiment de la justice, il ne savait que se venger ; mais, disposant de la force publique et se mettant en dehors et au-dessus des lois, il faisait ses vengeances terribles, odieuses. L’effet de cette exécution du duc d’Enghien fut considérable tant à Paris qu’à l’étranger[2], et il y eut un moment de terreur véritable, une terreur de complices soudain dévoilés, dans tout l’entourage de Bonaparte. Si on cherche dans les Mémoires, dans les Souvenirs des personnages marquants de la cour consulaire, on ne trouve que des justifications ou des excuses sur le rôle joué par leurs auteurs dans la tragédie de Vincennes[3]. Seul Bonaparte a toujours revendiqué hautement son acte.

Ce qui nous intéresse, c’est la façon dont il se justifie sur le moment : « Ces gens là, dit-il, voulaient mettre le désordre dans la France et tuer la Révolution dans ma personne ; j’ai dû la défendre et la venger. J’ai montré ce dont elle est capable… Je suis l’homme de l’État, je suis la Révolution française et je, la soutiendrai… ». C’est donc toujours le même procédé que nous voyons mis en œuvre : ayant agi pour son compte personnel, ayant assouvi sa vendetta, Bonaparte veut donner à son acte l’apparence d’une mesure prise dans l’intérêt du pays et mieux encore d’une mesure nécessaire pour sauver la Révolution ! C’est bien ainsi encore une fois que le pays envisagera l’affaire de Vincennes. Les républicains, ou plus exactement tout le peuple, avaient murmuré quand Moreau avait été arrêté, ne voulant pas le croire capable d’avoir pactisé avec les Bourbons, mais l’arrestation et la condamnation d’un membre de cette famille semblaient bien indiquer que Bonaparte avait couru un réel danger. En outre, la façon même dont il sévissait contre le petit-fils du prince de Condé paraissait montrer qu’il restait bien avec les partisans de la Révolution et qu’il ne pactisait pas avec les émigrés, avec les royalistes.

D’ailleurs, un nouvel événement tragique vint bientôt occuper l’opinion : le 16 avril, Pichegru fut trouvé étranglé dans sa prison.

Le Moniteur donna sur cette mort des détails circonstanciés : « Le 15 avril, vers onze heures du soir, Pichegru, ayant pris un fort bon repas, se coucha vers minuit. Le garçon de chambre qui le servait s’étant retiré, Pichegru tire de dessous son chevet, où il l’avait placée, une cravate de soie noire

  1. Napoléon et sa famille. II. 332.
  2. Voir Welschinger, o. c., ch. XXI et Sorel o. c, intitulée : « Vincennes et l’Europe ».
  3. Voir Sorel, o. c., p. 352.