Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/21

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accepter du peuple le changement dans la forme du gouvernement, si celui-ci permet à ce sentiment de se développer : l’homme du peuple est devenu chauvin. Nous n’avons pas à insister ici sur le caractère primitivement international de la Révolution. On avait fait la guerre aux rois et non aux peuples chez qui, selon une admirable déclaration, on devait porter non le fer et le feu, mais la liberté. Mais, et ce sera toujours un argument capital contre tous ceux qui vont disant que la guerre est nécessaire et parfois morale, que de montrer que les guerres mêmes de la Révolution, entreprises pour semer dans le monde les idées nouvelles et fécondes, ont abouti, en fin de compte, à des luttes d’annexion, de spoliation. Et c’est alors la guerre « glorieuse » de l’ancien régime qui reparaît. La gloire des armes obsède les esprits, les déprime, les affaiblit, mettant la confiance et la force de la nation à la merci d’un échec ou d’une victoire. Le peuple aspirant à l’ordre, au calme à l’intérieur, rêvait aussi d’une paix extérieure basée sur des succès français, et la façon dont son enthousiasme fera explosion quand ces succès viendront montre assez tout ce qui couvait dans la masse de désir de gloire.

Nous avons tenté jusqu’ici de mettre en relief — sans nous arrêter à des considérations sur la situation politique des partis — dans quelles conditions était la France au moment du coup d’État. Il apparaît bien que, pour des raisons d’ordre divers, l’immense majorité était mûre pour laisser faire ce coup d’État ou même y applaudir. Mais alors que devient, dans l’histoire que nous allons voir se dérouler, l’antagonisme des classes ? Malon, résumant Marx, écrit dans son Socialisme Intégral[1], que « la guerre des classes n’a pas pris fin à la Révolution française, elle n’a fait que se simplifier. La bourgeoisie, traître au prolétariat qui lui avait donné la victoire, s’est tournée contre lui, est devenue conspiratrice à son tour et a pris l’hégémonie des forces rétrogrades (noblesse, clergé, privilégiés de tous genres)… ». Que les deux classes dont parlent Marx et Malon se retrouvent seules en présence quand la Révolution se termine, c’est une opinion qu’il est impossible de rejeter, puisque tous les faits sont là qui le prouvent ; mais, pour ce qui est de la lutte de classe, il est absolument inutile de vouloir en faire le substratum unique de l’histoire du Consulat. Il n’y pas de lutte de classe dans la période qui s’ouvre, ou, en tous cas, les symptômes en sont tellement rares, que l’historien a de la peine à les discerner. Ici, par conséquent, nous devons encore une fois montrer que la conception du matérialisme économique, la méthode marxiste en histoire, ne peut pas, strictement employée, nous fournir toutes les explications des phénomènes historiques qui vont se dérouler[2]. Nous sommes obligés de chercher par ailleurs un guide méthodique qui nous permettra d’envisager les événements et d’en pouvoir tirer la philosophie. Or

  1. I, 27.
  2. Cf. Jaurès. Conclusion de l’histoire de la Constituante.