Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/210

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au-dessus de sa porte, comme enseigne, un manteau ducal surmonté d’une couronne sur la tête d’un veau avec cette inscription : Au veau couronné. Et voici la police en quête des révolutionnaires qui ont établi cette enseigne. À Périgueux, le citoyen Chaussard-Lafustière, qui a osé écrire sur le registre du vote pour l’empire cette phrase si juste : « N’est-il pas dérisoire de nous consulter après besogne faite ? » est signalé par le préfet et traqué. À Angoulême, un ancien conventionnel, Bellegarde, inspecteur des eaux et forêts, est dénoncé pour avoir reçu une image représentant l’empereur, ses trois frères et un ange qui apporte au pape, au lieu de la Sainte-Ampoule, une fiole sur laquelle on lit : Vinaigre des quatre voleurs. La Réveillère-Lépaux est désigné par le préfet de Maine-et-Loire comme s’étant permis quelques calembours sur le pape. Un chirurgien de Nevers est dénoncé comme perturbateur à la Sûreté pour avoir critiqué la composition d’une garde d’honneur formée sur le passage du pape. À Prades, dans les Pyrénées-Orientales, on arrête des citoyens qui protestent contre la proclamation de l’Empire. Le président du Sénat prend la peine d’envoyer au ministre de la police une chanson « atroce », où on lit ces deux vers odieux :

Je vois nos camps peuplés d’esclaves
Et j’y cherche en vain un Brutus.

L’auteur que la police doit arrêter ne sait même pas très exactement ce qu’il veut, car il vante à la fois le retour des Bourbons et le rétablissement de la République ! À Marseille, en brumaire de l’an XIV, le commissaire général croit avoir découvert une grande conspiration s’étendant à 34 départements. 24 mandats d’arrêt sont décernés, 17 exécutés. Il n’y avait absolument rien de fondé dans l’accusation, et il fallut bien en convenir, ce qui n’empêcha pas 6 détenus d’être emprisonnés à Corte (Corse), et 11 autres d’être mis sous la surveillance de la police[1] ! On pourrait multiplier les exemples. M. Aulard[2] rapporte le cas de la femme Chaumette incarcérée près de quatre ans sans jugement, parce qu’elle était signalée « comme colportant à domicile tous les libelles dans le style anarchique », dénonciation non justifiée ; celui de Dessorgues, enfermé à Charenton pour avoir écrit :

Oui le grand Napoléon
Est un grand caméléon,

celui de l’abbé David, acquitté dans le procès Moreau, mais retenu en prison par prudence. Cette énumération suffit amplement pour montrer l’utilité qu’il y avait d’inscrire dans la Constitution que la liberté individuelle serait sauvegardée et de désigner même une commission chargée d’y veiller !

  1. Tous les exemples que nous donnons sont pris aux Archives nationales. F7 3705, F7 3706, F7 3709.
  2. La liberté individuelle sous Napoléon Ier dans les Études et leçons sur la Révolution française, série III.