Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/252

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Art. 14. — Le grand juge, ministre de la Justice et le ministre de l’Intérieur sont chargés de l’exécution du présent arrêté qui sera inséré au Bulletin des Lois[1].

Tel est cet arrêté sur le livret des ouvriers ; nous avons tenu à le donner in extenso afin qu’il ne perdît rien de son importance et pour qu’il fut loisible de bien voir avec quelle précision, quel soin le législateur consulaire tenait à enfermer l’ouvrier dans sa classe.

Nous n’hésitons pas à dire que l’arrêté de frimaire instituait la mise en carte des travailleurs français, il violait les principes essentiel de la Révolution et anéantissait, au profit de la bourgeoisie capitaliste et patronale, toute liberté et toute égalité.

Il est aisé de le démontrer. Prenons par exemple le livret, instrument du contrôle des salaires, que voyons-nous ? D’abord, remarquons bien que le livret ne portait aucune mention du salaire promis par le patron à l’ouvrier au moment de l’entrée au service ; or, cela aurait pu être d’un réel secours à l’ouvrier en cas de contestation, puisque cette indication aurait fait foi. Nous savons que la loi préféra s’en remettre à la simple affirmation patronale et ajoutons encore que, par mesure de prudence et, pour mieux bâillonner l’ouvrier, c’est le patron qui gardait le livret par devers lui, c’est-à-dire qu’il confisquait et absorbait en quelque sorte la personnalité même de son instrument humain.

Mais ce n’est pas tout. Nous avons vu dans l’arrêté que l’ouvrier pouvait recevoir des avances sur son salaire. Ce texte recouvrait une abominable exploitation. En effet, conformément à ce qu’avaient institué déjà des ordonnances du 2 janvier 1749 et du 12 septembre 1781, en spécifiant bien que c’était un « moyen propre à entretenir la subordination chez les ouvriers de fabrique », le patron qui avait fait l’avance retenait l’ouvrier, lui refusait son congé d’acquit jusqu’à ce que son travail eût compensé l’avance. Or la loi stipule que la rupture de contrat entraîne des dommages-intérêts et non pas exécution en nature[2]. Bien mieux, au moment de la rédaction du Code, fut voté l’article suivant : « Si l’individu qui a loué ses services n’exécute pas son engagement, il est condamné à des dommages-intérêts ; mais il ne peut être contraint personnellement à l’exécution. » Ce texte formel, qui ruinait le système d’esclavage de l’arrêté que nous étudions fut subtilisé : il était trop juste pour la justice de Bonaparte. Et maintenant, songeons à ce qui se passait sans cesse dans la pratique : on remettait à des ouvriers gagnant des salaires infimes, 0 fr. 30, 0 fr. 40 ou 0 fr. 50 par jour, plusieurs centaines de francs d’avance, et de la sorte ils étaient littéralement enchaînés à

  1. Voir encore l’arrêté additionnel aux livrets du 10 ventôse an XII.
  2. Code civil, art. 1142.