Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/253

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l’usine, à la fabrique, sans aucun moyen de pouvoir recouvrer leur liberté[1]. Faut-il encore faire ressortir ce qu’il y avait de monstrueux à faire condamner comme vagabond — six mois de prison ! — l’ouvrier qui travaillait sans livret ? Faut-il surtout insister sur le caractère odieux d’un arrêté qui, à tout article, répète que la police doit intervenir dans la vie du travailleur, qui, en un mot, repose tout entier sur ce principe que l’ouvrier est un suspect dans la société ?

Pour résister aux exigences patronales, pour conserver ou recouvrer leur liberté et leurs droits menacés, les ouvriers doivent s’unir. Nous savons que le pouvoir de Bonaparte ne le voulait pas et il faut dire, pour être juste, qu’il ne rencontra aucune résistance. M. Martin Saint-Léon écrit[2] que la loi de germinal an XI et les arrêtés consulaires que nous avons analysés furent « impuissants à comprimer le mouvement ouvrier dont la forte poussée continuait à alarmer le pouvoir, cependant si fort, du Consulat. » M. Martin Saint-Léon trouve une preuve de la puissance ouvrière dans l’existence des sociétés secrètes de compagnons. Or ces sociétés, le gouvernement les poursuivit et fit son possible pour les détruire. Y eut-il de la résistance de la part des ouvriers ? On n’en trouve pas trace. Si donc la poussée ouvrière avait été si forte, il est bien improbable que les compagnons se fussent laissé anéantir. En réalité, comme il n’y avait d’autres sociétés ouvrières que celles du compagnonnage, le gouvernement s’acharna contre elles. Les associations de compagnonnage groupaient des ouvriers nomades, des travailleurs qui faisaient le Tour de France[3] et non pas les sédentaires. Elles procuraient du travail aux compagnons et formaient dans les villes comme Paris, Lyon, Nîmes, Marseille, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Angers, Tours, Orléans, etc., des centres de secours et d’assistance mutuels. La loi du 14 juin 1791 les avait condamnées, mais inutilement. Le Consulat et l’Empire s’acharnèrent contre elles à la fois dans le désir de donner satisfaction au patronat, qui ne voulait pas admettre l’existence de ces bureaux de placement, et de ces groupements, peut-être dangereux, et aussi par politique[4], dans la crainte de grèves ou coalitions. Les préfets de Maine-et-Loire, Loir-et-Cher, Eure-et-Loir, Loiret, sous le Consulat, ceux d’Indre-et-Loire, de Saône-et-Loire, du

  1. À ceux qui pourraient croire à une exagération de notre part, nous conseillons la lecture d’un rapport fait à la Chambre des pairs en 1815, rapport où il est dit qu’en certaines villes industrielles, les avances dépassaient plusieurs centaines de mille francs…
  2. Le compagnonnage, p. 80.
  3. Cette désignation qui était employée par les compagnons, montre bien que c’étaient des nomades qui formaient les associations. Dans les villes du Tour de France ils avaient une auberge spéciale tenue par « une Mère », et c’était cette auberge qui était le siège local de l’association. Les compagnons étaient organisés secrètement. Il y avait tout un rituel d’initiation et des mots de passe permettant de se reconnaître entre membres de la même association.
  4. Un rapport du préfet de police au 1er mars 1807, cité par Levasseur, o. c. I, p. 513, dit : « Le compagnonnage favoriserait de fréquentes coalitions s’il n’était contenu par une grande surveillance. » Il ajoute du reste : « Il est d’une grande utilité pour les ouvriers malheureux : Il a encore cela d’avantageux, qu’il repousse les hommes immoraux. »