Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/314

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devait entraîner Napoléon à de si funestes colères. Bien d’autres raisons devaient, hélas ! contribuer à le jeter dans une politique qui, il faut bien le dire, était traditionnelle en France depuis de longues années.

La lutte entre l’Angleterre et la France avait commencé des 1688, lors de la néfaste intervention de Louis XIV pour rétablir Jacques II sur le trône. Depuis, les épées n’avaient jamais été définitivement remises au fourreau. La Hague, Fontenoy, Hastembeck, le traité de Paris (1763), qui nous enlève le Canada, Yorkstown, Hondschoote, Toulon, Malte furent les reprises les plus fameuses de ce duel gigantesque qui, commencé vers la fin du xviie siècle, laisse encore, après des fortunes diverses, les adversaires en présence à l’aube du xixe.

Conclue sans désir de conciliation, sans sincérité ni d’un côté ni de l’autre, la paix d’Amiens ne pouvait avoir qu’une éphémère durée, le temps seulement de reprendre haleine pour de prochains combats. Et voilà que de nouveau la lutte reprend, d’abord sournoise, puis à visage découvert.

Dès cette époque, Napoléon, déjà grisé par tant de victoires, s’imaginait que le vol de ses aigles pourrait aisément franchir les mers, comme il avait franchi les Alpes, et le camp de Boulogne devint le théâtre où fut réglée la mise en scène d’une imminente expédition contre l’Angleterre : mise en scène pour laquelle aucun moyen ne fut négligé. Ne trouve-t-on pas au musée de Boulogne-sur-Mer un des modèles de la médaille qui devait être frappée à Londres, après la descente d’Angleterre. Elle porte d’un côté une tête laurée et, de l’autre, un Hercule étouffant un Antée entre ses bras, avec ces mots : « Descente en Angleterre » ; exergue : « Frappée à Londres en 1804 ».

Tout avait été prévu, et le triomphe fut d’autant plus bruyant qu’il célébrait une victoire future. Hélas ! cette victoire s’appelle Trafalgar, où s’engloutit notre flotte, et les lauriers furent pour Nelson.

Dès lors, il apparut à Napoléon que c’était une folle entreprise de prétendre anéantir directement la puissance britannique, et l’idée lui vint de la ruiner par contre-coup. Subjuguer l’Europe tout entière pour l’entraîner dans une formidable ligue contre l’Angleterre, tel fut le plan de grandiose démence qui va maintenant germer dans le cerveau impérial.

Là ne s’arrêtaient d’ailleurs pas ces rêves ambitieux et fous. Plus d’une fois, il exprima l’idée de reconstituer et d’étendre encore l’ancien empire d’Orient, de porter ses armes jusque dans les Indes et de s’y faire proclamer César. Que dis-je, César ? Dieu ! Et le duc de Raguse, dans ses Mémoires, nous laisse entrevoir un coin bien curieux de cette âme insatiable.

« J’en conviens, disait un jour l’empereur, en 1804, ma carrière est belle et j’ai fait mon chemin ; mais quelle différence avec l’antiquité. Voyez Alexandre ! Après avoir conquis l’Asie et s’être annoncé aux peuples comme le fils de Jupiter, tout le monde le crut ».