Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/323

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serait contraire à la vérité historique de faire peser sur lui la responsabilité des événements.

C’est un historien anglais, Seeley, qui fit la remarque suivante dont on ne saurait contester la justesse : « Napoléon fut, à un haut degré, l’œuvre des circonstances et, tandis qu’il semblait dominer son époque, il a été en réalité dominé et fourni par elle. On est, en général, porté, ajoute-t-il à exagérer l’importance de la personnalité et du libre arbitre dans les affaires d’ici-bas. La personnalité exerce sur nous une influence fascinatrice : nous percevons en quelque sorte bien plus distinctement des actes que nous pouvons attribuer à une seule individualité remarquable que des actes semblables dont la responsabilité est partagée entre plusieurs personnes dont les unes sont obscures et les autres absolument inconnues. »

C’est la même idée que nous trouvons sous la plume puissante de Tolstoï, quand, dans la Guerre et la Paix, il définit le rôle des prétendus grands hommes.

« Les prétendus grands hommes, s’écrie-t-il, ne sont que les étiquettes de l’histoire ; ils donnent leurs noms aux événements sans même avoir, comme les étiquettes, le moindre lien avec le fait lui-même. Aucun des actes de leur soi-disant libre arbitre n’est un acte volontaire ; il est lié a priori à la marche générale de l’histoire et de l’humanité et sa place y est faite à l’avance de toute éternité. »

Et Napoléon semble bien avoir eu lui-même la perception de cette sorte de fatalité historique quand, à Saint-Hélène, parlant d’un auteur qui jugeait son œuvre, il disait : « il parle de moi comme si j’étais une personne ! Je ne suis pas une personne, je suis une chose. »

Tout cela signifie que la volonté d’un homme, si haut placé fût-il, même au-dessus des trônes, joue un rôle bien effacé en comparaison des mille ressorts divers qui impriment sa direction à l’évolution des choses.

Et, pour en revenir au blocus continental, cela veut dire qu’on commettrait une lourde erreur en attribuant à la seule volonté impériale un régime douanier auquel devait fatalement aboutir la marche des phénomènes économiques.

Nous avons dit tout à l’heure, avant l’ouverture de cette parenthèse que, si les industriels anglais souhaitaient la continuation de la guerre avec la France, les industriels de notre pays sollicitaient depuis longtemps la guerre de tarifs dont les décrets de Berlin et de Milan furent la consécration définitive.

Un exemple, parmi tant d’autres, doit être cité : il prouvera du même coup de quelle façon Napoléon inspirait l’opinion des chambres de commerce et avec quel empressement celles-ci répondaient à ses sollicitations. Voici deux pièces que nous avons trouvées dans un carton des Archives nationales.