Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/372

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les plus anciennes et les plus riches, et d’envoyer de force leurs enfants à l’école de Saint-Cyr.

« Si l’on fait quelque objection, ajoutait le despote, il n’y a pas d’autre réponse à faire que : tel est mon bon plaisir. »

C’était la terreur organisée dans tout le pays, et si nous en voulons un tableau singulièrement tragique, nous pouvons l’emprunter à la plume véhémente de Chateaubriand, qui s’écrie[1] :

« Le code de la conscription sera un monument éternel du règne de Bonaparte. Là se trouve réuni tout ce que la tyrannie la plus subtile et la plus ingénieuse peut imaginer pour tourmenter et dévorer les peuples : c’est véritablement le code de l’enfer. »

« Les générations de la France étaient mises en coupes réglées, comme les arbres d’une forêt : chaque année quatre-vingt mille jeunes gens étaient abattus. Mais ce n’était là que la coupe régulière : souvent la conscription était doublée ou fortifiée par des levées extraordinaires ; souvent elle dévorait d’avance les futures victimes, comme un dissipateur emprunte sur son revenu à venir.

« On avait fini par prendre sans compter, l’âge légal, les qualités requises pour mourir sur un champ de bataille n’étaient plus considérés, et l’inexorable loi montrait à cet égard une merveilleuse indulgence. On remontait vers l’enfance, on descendait vers la vieillesse : le réformé, le remplacé étaient repris ; tel fils d’un parent artisan, racheté trois fois au prix de la petite fortune de son père, était obligé de marcher. Les maladies, les infirmités, les défauts du corps n’étaient plus une raison de salut. Des colonnes mobiles parcouraient nos provinces comme un pays ennemi, pour enlever au peuple ses derniers enfants. Si l’on se plaignait de ces ravages, on répondait que les colonnes mobiles étaient composées de beaux gendarmes qui consoleraient les mères et leur rendraient ce qu’elles avaient perdu ! Au défaut du frère absent, on prenait le présent. Le père répondait pour le fils, la femme pour le mari : la responsabilité s’étendait aux parents les plus éloignés et jusqu’aux voisins. Un village devenait solidaire pour le conscrit qu’il avait vu naître. Des garnisaires s’établissaient chez le paysan et le forçaient à vendre son lit pour les nourrir ; pour s’en délivrer, il fallait qu’il trouvât le conscrit caché dans les bois. L’absurde se mêlait à l’atroce : souvent on demandait des enfants à ceux qui étaient assez heureux : pour n’avoir point de postérité ; on employait la violence pour découvrir le porteur d’un nom qui n’existait que sur le rôle des gendarmes ou pour avoir un conscrit qui servait déjà depuis cinq ou six ans. Des femmes grosses ont été mises a la torture afin qu’elles révélassent le lieu où se tenait caché le premier né de leurs entrailles ; des pères ont apporté le cadavre de leur fils pour prouver qu’ils ne pouvaient

  1. De Buonaparte et des Bourbons, mars 1814.