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quasi générale du sentiment national. Le temps était loin où les peuples acueillaient nos armées comme des libératrices, nos victoires comme des triomphes de la Révolution sur les dynasties. Stops à Schœnbrunn tenta de porter, avec son poignard, un éloquent avertissement à l’orgueilleux conquérant.

C’était un jeune homme de dix-huit ans, vêtu d’un costume moitié civil, moitié militaire qui, pendant une revue, essaya à plusieurs reprises d’approcher l’empereur ; son obstination éveilla les soupçons du général Rapp, qui le fit arrêter et fouiller. On trouva sur lui un couteau de cuisine long et effilé.

Napoléon voulut en personne interroger Stops qui ne dissimula point son projet : frapper le tyran.

« — Quels motifs vous poussaient à pareil acte ? interrogea l’empereur

— Affranchir l’Allemagne, » riposta le jeune homme.

Stops fut emprisonné, soumis à la torture et fusillé. Son dernier cri fut : « Vivent la liberté et l’Allemagne ! » Ce cri devait avoir une terrible répercussion : il allait éveiller dans l’Europe entière toutes les énergies bientôt liguées en une formidable coalition.

CHAPITRE IV

LA CAMPAGNE DE RUSSIE

Dans cette incroyable série de campagnes, de triomphes, de conquêtes haletantes et furieuses que l’histoire appelle l’épopée napoléonienne, l’expédition contre la Russie fut non seulement la plus fertile en souffrances meurtrières et en calamités, mais, pour la délivrance de l’Europe asservie, marqua l’irrémédiable déclin de la destinée impériale. La campagne de Russie, dont les étapes lamentables sont tristement populaires, permet, en outre, de saisir avec une tragique netteté quelques-unes de ces ambitions effrénées, insatiables, où Napoléon n’hésitait pas à s’abandonner, sans souci des effroyables ruines qui fondaient leur rançon.

Toute la magnificence déployée au cours de l’entrevue d’Erfurt, les promesses d’aide mutuelle, les solennités pompeuses, les spécieuses négociations politiques, et maints engagements tacites contractés en vue de campagnes éventuelles, n’avaient pu consolider l’alliance du czar Alexandre et de Napoléon. Celui-ci, désireux de se concilier l’appui de la Russie, se déclarait prêt à de nombreuses concessions ; tout en affirmant très haut la puissance intangible de son prestige et l’invincible éclat de ses armes, il sentait tout le prix d’une alliance qu’il comptait utiliser au premier jour. Celui-là rusait, prodiguait à Napoléon des témoignages d’amitié, mais discutait fort habile-