Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/409

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moins de 10 000 morts. Il fallut renoncer au projet d’une descente vers le sud dont Koutousof interdisait l’entrée, avec une impétuosité dont on venait d’essuyer les effets meurtriers.

La Grande Armée, que les derniers combats venaient d’éprouver à nouveau, reprit sa marche vers Snmolensk que tout le monde se plaisait encore à considérer comme une ville abondamment ravitaillée et munie de toutes les denrées nécessaires aux troupes. Dans ce cruel et sanglant exode, le commandement périlleux de l’arrière-garde incomba à Davoust, qui sut s’acquitter de ces lourdes fonctions avec une habileté que Napoléon, dans l’injuste emportement d’une colère qui ne devait avoir pour fondement que ses propres fautes, n’hésita pas à condamner.

Les troupes traversèrent, à nouveau, l’effroyable charnier de Borodino. Cet affreux spectacle, au lendemain de luttes meurtrières, injustes et inutiles, ne contribua pas peu à affecter le moral de l’armée que les souffrances causées par les rigueurs de la saison commençaient à atteindre[1]. L’ennemi, d’autre part, harcelait nos flancs ; à tout instant, des nuées de Cosaques s’abattaient et jetaient le désarroi sur un point, pour disparaître dans le moment où les soldats, s’étant ressaisis, s’apprêtaient à les repousser. Le 3 novembre, une rencontre eut lieu à Viazma, qui fit essuyer à nos troupes de nouvelles pertes. Grâce aux prodiges de valeur et à la tactique habile et rapide de Ney et de Davoust, la route coupée par les Russes put être rouverte ; mais cette médiocre victoire n’était remportée qu’au prix de douloureux sacrifices.

L’irritation de l’empereur contre Davoust n’avait fait que s’accroître ; elle motiva son remplacement au commandement de l’arrière-garde par Ney. La Grande Armée atteignit, quelques jours après, Dorogobouge, où les intempéries de l’atmosphère se firent cruellement sentir. La neige tomba, couvrit les routes, aggravant ainsi les difficultés, déjà intolérables, de ce lamentable retour. Quarante mille hommes mal vêtus, mal nourris, harassés, démoralisés et ayant perdu pour la plupart cette belle vaillance qui leur avait jadis

  1. Voici, à ce propos, comment le sergent Bourgogne relate, dans ses mémoires,le souvenir de cette inoubliable et dramatique odyssée d’un jour : « Le 28, nous partîmes de grand matin et, dans la journée, après avoir traversé une petite rivière, nous nous trouvâmes sur l’emplacement du fameux champ de bataille encore tout couvert de morts et de débris de toute espèce. On voyait sortir de terre des jambes, des bras et des têtes ; presque tous ces cadavres étaient des Russes, car les nôtres, autant que possible, nous leur avions donné la sépulture. Mais comme tout cela avait été fait à la hâte, les pluies qui étaient survenues depuis en avaient mis une partie à découvert. Rien de plus triste à voir que tous ces morts qui à peine conservaient une forme humaine ; il y avait cinquante-deux jours que la bataille avait eu lieu… «… Nous fîmes du feu avec les débris d’armes, de caissons, d’affûts de canon ; mais pour l’eau, nous fûmes embarrassés, car la petite rivière qui coulait près de notre camp et où il se trouvait peu d’eau, était remplie de cadavres en putréfaction… «… Le même jour, le bruit courut qu’un grenadier français avait été trouvé, sur le champ de bataille, vivant encore ; il avait les deux jambes coupées et pour abri la carcasse d’un cheval dont il s’était nourri de la chair, et, pour boisson, l’eau d’un ruisseau rempli de cadavres… »