Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/413

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et les Français se trouvèrent hors de la portée de ceux qui les croyaient prêts à se rendre. Sans perdre un instant, Ney se remit en marche dans la direction d’Orscha où les premiers corps de la Grande Armée se reposaient de leurs fatigues : il eut à essuyer, dans cette marche désespérée, des attaques de Cosaques que sa petite troupe repoussa vaillamment ; le 20, il entrait à Orscha, suivi de douze cents hommes seulement sur les six mille valides qu’il avait encore à Krasnoi. Néanmoins, sa prodigieuse épopée parut un instant rendre quelque espoir à l’armée que guettaient cependant de nouveaux et irréparables désastres.

La Grande Armée séjourna quarante huit heures à Orscha ; on profita de ce court laps de temps pour réorganiser, dans la mesure du possible, la défense, compléter les munitions nécessaires aux bouches à feu, et renouveler les approvisionnements. Ces preuves d’un zèle vraiment suprême et désespéré ne pouvaient néanmoins garantir les débris de la Grande Armée contre les dangers d’une dissolution qui avait gagné les esprits jadis les mieux disciplinés. L’instinct de la conservation, exaspéré par des souffrances intolérables, avait autorisé, semble-t-il, des actes d’un égoïsme féroce, et pour ainsi dire inconsciemment accomplis. Les exhortations impérieuses de Napoléon, qui exerçaient autrefois sur le moral des troupes une action immédiate et comme magnétique, avaient perdu toute influence. Seule, la vieille garde impériale, sensible aux marques éloquentes d’affection que Napoléon lui témoignait réagissait contre la détresse unanime, s’efforçant de maintenir dans ses rangs la discipline et la cohésion.

Tous ces héroïsmes ne pouvaient, hélas ! modifier l’issue de cette campagne fatale. Les nouvelles se pressaient, laissant deviner d’autres malheurs. On apprit ainsi, dans l’instant qu’on s’éloignait d’Orscha, l’impuissance funeste de Schwartzenberg et de Régnier qui, maintenus par des forces ennemies considérables, avaient été contraints de renoncer à joindre Tchatchakof dont les troupes se portaient maintenant, à marches forcées, sur la Bérézina, afin de couper la retraite à la Grande Armée. L’évacuation de Minsk par Dombrowski et Bronikowski, la défaite d’Oudinot et de Victor, dans le nord, viennent, en même temps, jeter la consternation dans les bandes décimées et démoralisées que Napoléon menait à un nouveau désastre, plus sanglant et plus effroyable que tous les autres, le passage de la Bérézina.

Le 25 novembre, la Grande Armée et les autres corps français, ceux de Gouvion Saint-Cyr, d’Oudinot, de Victor et de Dombrowski, se trouvaient réunis sur la Bérézina. En même temps, on se rendit compte de l’inéluctable nécessité où l’on se trouvait de passer le fleuve sans retard, pour éviter l’anéantissement complet par les forces ennemies. Celles-ci, en effet, s’étaient concentrées fort habilement et la situation qu’elles occupaient par rapport aux débris héroïques de nos armées, laissait déjà prévoir toute l’imminente