Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/414

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horreur de la tragédie qui allait se dérouler. Derrière les troupes[1] que conduisait Napoléon, marchait à peu de distance Koutouzof, fort de cinquante mille hommes, Witgenstein se tenait sur la rive gauche du fleuve et Tchitchakof, sur la rive opposée, avait établi toute une artillerie avec laquelle il comptait semer la mort dans les rangs français. L’effectif total des troupes impériales n’excédait pas 36 000 hommes, et plus de 100 000 Russes avaient pris autour de nous leurs positions de combat.

Pour tromper l’ennemi et gagner du temps, en retenant son attention, l’empereur ordonna de faire des préparatifs de passage à Borisof, tandis qu’il choisissait Stoudienza comme lieu d’établissement des deux ponts destinés à l’armée. Le malheur voulut qu’un accident survînt à l’un d’eux pendant, les travaux ; il fallut le réparer sans perdre un instant, et l’on ne put y parvenir que grâce au dévouement héroïque des pontonniers qui n’hésitèrent point à entrer dans le fleuve, dont l’eau glacée se referma sur eut comme un tombeau.

Dans la soirée du 26, Oudinot passa le premier ; il avait avec lui environ 10 000 hommes ; parvenu sur la rive opposée, il n’eut que le temps de repousser, avec une furie désespérée, l’assaut de l’avant-garde de Tchitchakof[2]. Le lendemain, l’empereur, Ney, Poniatowski, Davout, passèrent le fleuve ; il ne resta plus sur l’autre rive que les troupes du général Partouneaux, auxquelles avait été confié la périlleuse mission d’occuper Borisov jusqu’au complet passage du corps du maréchal Victor. Un désastre effroyable s’annonçait ; les troupes de Platov, de Miloradovitch, de Witgenstein, de Tchitchakof, après avoir opéré leur jonction, cernèrent les 4 000 hommes de Partouneaux. Ceux-ci opposèrent une résistance désespérée, tentèrent de se dégager, voulurent gagner Stoudienza, où le passage des autres troupes s’était effectué. Ils n’y purent parvenir et furent affreusement décimés, tant par les charges incessantes de la cavalerie russe, que par les feux plongeants

  1. Mémoires du sergent Bourgogne : « Après les grenadiers suivaient plus de trente mille hommes ayant presque tous les pieds ou les mains gelés, en partie sans armes, car ils n’auraient pu en faire usage. Beaucoup marchaient appuyés sur des bâtons. Généraux, colonels, officiers, soldats, cavaliers, fantassins de toutes les nations qui formaient notre armée, marchaient confondus, couverts de manteaux et de pelisses brûlées et trouées, enveloppés dans des morceaux de drap, de peaux de mouton, enfin tout ce que l’on pouvait se procurer pour se préserver du froid. Ils marchaient sans se plaindre, s’apprêtant encore, comme ils le pouvaient, pour la lutte, si l’ennemi s’opposait à notre passage. L’empereur, au milieu de nous, nous inspirait de la confiance et trouva encore des ressources pour nous tirer de ce mauvais pas… «… Cette masse d’hommes laissait, en marchant, toujours après elle, des morts et des mourants… »
  2. Mémoires du sergent Bourgogne : « Le désordre continua toute la journée et toute la nuit et, pendant ce temps, la Bérézina charriait, avec les glaçons, des cadavres d’hommes et de chevaux, et des voitures chargées de blessés qui obstruaient le pont et roulaient en bas. Le désordre devint plus grand encore lorsque, entre huit et neuf heures du soir, le maréchal Victor commença la retraite. Ce fut sur un mont de cadavres qu’il put, avec ses troupes, traverser le pont… »