Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/416

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La journée du 28 devait être la plus sanglante, la plus odieuse de toute la campagne ; il semble qu’un vent de folie meurtrière n’ait cessé d’y souffler, et l’on ne trouverait assurément pas dans les fastes affreux de la guerre, de tragédie plus épouvantable et plus absurde, que celle où des milliers de soldats exténués, de femmes et d’enfants trouvèrent la mort au sein d’un carnage dont la barbarie ensanglanta le monde. La foule des traînards qui suivaient tant bien que mal l’armée, s’était engagée sur les ponts, et l’encombrement était tel déjà, qu’il rendait presque impossible la marche en avant. Ce fut alors que se produisit le plus douloureux épisode de cette lamentable journée : l’artillerie russe dirigea son tir sur les ponts surchargés de monde, et ses boulets y faisaient à tout instant d’épouvantables ravages. L’étroitesse du passage rendait la masse de ces désespérés qui tentaient, dans un effort suprême, de gagner la rive opposée, et ne se faisaient pas faute, pour réaliser leur dessein, de commettre des actes d’une lâcheté ignoble à l’égard de leurs malheureux compagnons. On s’entretuait sur les ponts pour passer plus vite ; et ceux dont la résistance ou la volonté de conservation s’affaiblissait, loin d’être secourus, étaient foulés aux pieds ou jetés dans le fleuve. Mais l’horreur de ce spectacle ne devait pas suffire : d’autres scènes, sans égales dans l’histoire, se préparaient. Tandis que Victor, Oudinot, Ney et les débris de leurs armées luttaient furieusement contre les Russes et s’efforçaient vainement, et aux prix d’efforts héroïques, de les déloger de leurs positions, la nuit venait, suspendant le feu de l’ennemi. L’empereur donna l’ordre au maréchal Victor d’aller chercher son artillerie qu’il avait dû laisser sur l’autre rive, de la ramener et de hâter le passage des traînards avant le matin ; le général Éblé avait, en effet, reçu mission de détruire coûte que coûte les ponts, dès sept heures, le lendemain matin ; cette mesure devait, dans l’esprit de Napoléon, empêcher la poursuite de nos troupes par les Russes, et, par conséquent, éviter de nouvelles mêlées :

Le passage de l’artillerie de Victor parvint à s’effectuer sans encombre ; les Russes, épuisés, ne songeaient guère à recommencer l’attaque ; le moment était donc tout à fait favorable pour la traversée des ponts par les traînards ; ceux-ci furent avertis par les soins du général Éblé et du maréchal Victor, de l’urgence et de l’opportunité d’une mesure susceptible de leur assurer le salut ; par une incompréhensible obstination, ils refusèrent, pour la plupart d’entre eux, d’effectuer le passage ; on leur fit saisir toute l’imminence du péril, et l’ordre, impossible à transgresser, de détruire les pont dès l’aube fut de nouveau porté à leur connaissance. Rien ne vint à bout de l’inertie qu’ils opposaient aux objurgations des officiers ; certains alléguèrent que la traversée du pont en pleine nuit devait être fort dangereuse ; d’autres, plus nombreux ceux-là, à peine conscients, harassés, réduits à une existence animale que les souffrances incessantes rendaient presque intolérable, refusèrent de s’éloigner des bivouacs qu’ils venaient d’organiser. Mieux valait, pour ces