Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/417

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cœurs en dérive, la mort au bout d’une sensation suprême d’apaisement physique que le salut au prix de luttes nouvelles et de dangers inconnus.

Le lendemain matin, malgré les ordres formels qu’il avait reçus de l’empereur, le général Éblé voulut différer l’exécution d’un dessein qui devait avoir, hélas ! les plus tragiques conséquences. Il retarda tant qu’il put le moment fatal, sentant que chaque, minute de répit sauvait de pauvres êtres exténués ou blessés, se pressant aux abords du pont dans l’épouvante affolée que fait naître une nouvelle conscience d’un péril insurmontable[1]. À neuf heures du matin, l’approche des Russes contraignit Éblé à l’exécution immédiate des ordres reçus ; on mit le feu aux ponts qui devinrent en peu d’instants inabordables, et un spectacle d’une horreur dont l’intensité ne fut jamais ; dépassée s’offrit alors aux yeux : on vit les femmes, les malades, les traînards, tous les malheureux abandonnés sur l’autre rive, désormais voués à la mort la plus affreuse, qui poussaient des hurlements de douleur et se répandaient en imprécations contre ceux qui les livraient sans défense aux délires meurtriers des Cosaques. Nos soldats se hâtaient de fuir, soucieux de se mettre hors de la portée de l’ennemi, tandis que le massacre, le pillage et la folie sanglante des Russes faisaient de stupides et féroces ravages dans cette foule innocente et lamentable qui semblait parquée là pour qu’on pût mieux l’égorger. Huit mille êtres furent cernés ainsi, taillés en pièces ou conduits comme prisonniers dans les rangs ennemis.

La marche de l’armée recommença plus douloureuse, plus fertile en tristesses que jamais. On se dirigeait sur Wilna. Ney était à l’arrière-garde et s’efforçait de résister aux incursions des Cosaques, tandis que l’empereur marchait avec la garde sous le commandement de Bessières et de Lefebvre. On atteignit, le 3 décembre 1812, Molodeczno ; il fallut y abandonner une partie de l’artillerie : les chevaux manquaient et l’on ne pouvait songer à alourdir encore la marche de ces troupes qui ne se soutenaient qu’au prix des plus surhumains efforts.

Deux jours après, le 5 décembre 1812, à Smorgony, l’empereur désertait la Grande Armée et gagnait la France en toute hâte ; il tenait à devancer dans la capitale tous ceux dont les confidences ou les colères eussent pu jeter la lumière sur l’exécrable campagne où l’avait engagé sa tyrannique folie, la conspiration de Malet prouvait surabondamment, d’ailleurs, par la rapidité

  1. « Ces malheureux qui n’avaient pas voulu profiter de la nuit pour se sauver, venaient, depuis qu’il faisait jour, mais trop tard, se jeter en masse sur le pont. Déjà on préparait tout ce qu’il fallait pour le brûler. J’en vis plusieurs qui se jetèrent dans la Bérézina, espérant la passer à la nage sur les glaçons, mais aucun ne put aborder. On les voyait dans l’eau jusqu’aux épaules, et là, saisis par le froid, la figure rouge, ils périssaient misérablement. J’aperçus sur le pont un cantinier portant un enfant sur sa tête. Sa femme était devant lui jetant des cris de désespoir. Je ne pus en voir davantage. C’était au-dessus de mes forces. Au moment où je me retirais, une voiture, dans laquelle était un officier blessé, tomba en bas du pont avec le cheval ainsi que plusieurs hommes qui accompaguaient. Enfin, je me retirai. Ou mit le feu au pont. »