Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/418

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avec laquelle le mensonge qui lui servait de fondement s’était propagé, la conspiration de Malet prouvait à l’empereur le peu d’attachement de la nation à l’esprit des institutions et du régime dont il l’avait dotée. Il fallait à tout prix ressaisir une autorité que tout, à l’heure présente, menaçait de ruiner. La seule présence de Napoléon pouvait réaliser ce prodige et imposer silence aux mécontents.

L’empereur comptait aussi atténuer les effets du désastre que ses armes venaient d’éprouver par des mesures dont il ne pouvait assurer la stricte et prompte exécution qu’au cœur même du pays : tout en gagnant à bride abattue les frontières de France, il songeait, sans qu’aucun scrupule parvint à s’opposer aux excès de son insatiable énergie, à décréter dès son retour à Paris, de nouvelles levées, d’autres impôts, des charges inconnues, sûr d’avance qu’il pourrait, une fois encore, saigner impunément un peuple aveuli et servile, où il ne restait déjà plus que des enfants ou des vieillards. Napoléon estimait aussi, avec raison, qu’une reconstitution rapide de son armée était le seul moyen qu’il eût à sa disposition pour mater ses vassaux indociles, prêts à se débarrasser, au moment opportun, d’un joug qu’ils subissaient impatiemment. Au sein de ces peuples respectueux jadis de la puissance impériale, germait un péril dont la gravité allait se révéler un peu plus tard dans toute son étendue ; Napoléon avait deviné ces dangers, et, pour y parer, ne devait pas hésiter à imposer à la nation d’inutiles et suprèmes sacrifices.

L’empereur, accompagné de Caulaincourt et de quelques généraux s’arrêta à Dresde ; il y conversa peu d’instants avec le roi de Saxe, et en repartit presque aussitôt pour Leipzig et Mayence. Le 18 décembre, il était dans la capitale.

Cependant le calvaire de la Grande Année ne devait pas encore prendre fin ; la température avait atteint des rigueurs inconnues et décimait les hordes informes, démoralisées, peureuses, que guidaient, en l’absence de l’empereur, Murat, le prince Eugène et Berthier. L’apparition d’une bande de Cosaques suffisait à terrifier ces malheureux soldats que les privations, les misères, les douleurs rendaient incapables de réagir. Le 9 décembre les 12 000 hommes qui formaient tout l’effectif de la Grande Armée entrèrent à Wilna ; rien, pas même les ordres de Murat, ne put arrêter le pillage des maisons et des magasins par cette foule affamée, dénuée de tout ; ce furent d’épouvantables excès auxquels ne purent résister ceux qui s’étaient abandonnés, et beaucoup payèrent de leur vie la courte orgie dont leurs organismes exténués n’avaient pu soutenir l’effet. On annonça tout à coup que les Cosaques menaçaient la ville ; c’en fut assez pour provoquer une débandade pitoyable ; les désastres se succédaient ; tantôt l’armée, parvenue au bas d’une rampe couverte de verglas, s’épuisait en efforts désespérés et inutiles, et se voyait contrainte d’abandonner ses derniers canons, ses blessés et son trésor ; tantôt