Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/422

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victoire et la fièvre des conquêtes, à donner aux nouvelles troupes la flamme et l’héroïque folie de leurs aînées, les cohortes de la garde nationale furent incitées à rédiger, à l’adresse du gouvernement, de chaleureuses exhortations tendant à leur enrôlement immédiat dans les cadres de l’armée active. Cette belliqueuse ardeur qu’on pouvait interpréter, en raison de l’unanimité de ses témoignages, comme un sentiment de fierté et de cohésion nationales, n’était qu’un subterfuge habile dont les effets furent précisément ceux qu’on en attendait. À force de lire ou d’entendre les suppliques ardentes où d’obscures légions de gardes nationaux protestaient, par la voix de leurs chefs, de leur passion et de leurs espérances, et demandaient en grâce qu’on leur permît de courir aux avants-postes, à force d’enthousiasmes factices de cette nature, l’opinion publique, sans rendre à nouveau à Napoléon la confiance qu’elle lui avait, hélas ! si légèrement et si souvent donnée, parut lui revenir un peu.

Enfin, comme si les sacrifices exigés par l’empereur n’étaient point suffisants, comme si la nation voulait encore offrir à ce minotaure insatiable de nouveaux holocaustes, les conseils municipaux de France, en sus des trois cent cinquante mille hommes qui formaient la nouvelle armée de Napoléon, décidèrent de lever et d’équiper autant de cavaliers que le leur permettraient leurs ressources en hommes et en argent. Ces offres furent en partie réalisées ; il advint, que pour un grand nombre, la promesse dépassa les moyens, tant la nation, opprimée et meurtrie, avait épuisé le fonds même de sa vitalité. Le Moniteur, organe officiel de l’Empire, inséra, sans en égarer une seule, les adresses obséquieuses et serviles par lesquelles les municipalités provinciales annonçaient la charge qu’elles venaient ainsi de s’imposer à nouveau, pour l’amour du souverain et de la gloire que celui-ci avait répandue sur la patrie. La France, cependant, n’était pas dupe des sentiments affectés d’où naissaient ces coupables bassesses ; si la foule plaçait encore tout son espoir dans ces bataillons nouveaux, hétérogènes, médiocrement équipés, mais dont tous présageaient la vaillance, la bravoure et l’héroïsme, elle n’en gardait pas moins contre le tyran des ressentiments auxquels la spontanéité et la franchise populaires donnaient de temps en temps une force singulièrement dramatique. Parfois, dans les rues, des colères éclataient soudain, des cris séditieux partaient, dont l’audace laissait deviner toute l’étendue des souffrances de la nation ; des femmes lançaient publiquement des injures à l’adresse de celui qu’elles acclamaient jadis, lorsque le bruit d’un triomphe l’avait précédé.

Insensible au mécontentement du peuple, à la lassitude de ceux-là mêmes qu’il avait cru s’attacher par des bienfaits et des honneurs, Napoléon s’absorbait tout entier dans l’étude des plans qu’il comptait mettre à exécution ; à tout instant, il songeait à de nouvelles tactiques, à des moyens stratégiques différents de ceux qui l’avaient fait triompher, à de nouveaux modes d’organisation et de répartition de la force armée.