Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/460

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« Le nombre des individus vivant uniquement d’un revenu en argent est bien plus petit aujourd’hui qu’il n’était en 1789 : alors il existait beaucoup de petits propriétaires sans famille, qui, afin de doubler leurs revenus, vendaient leurs propriétés pour en placer la valeur à fonds perdus ; aujourd’hui, la crainte dont j’ai parlé plus haut éloigne toute spéculation de cette espèce. »

M. Marquis, préfet de la Meurthe, dans son mémoire statistique du département, imprimé en l’an XIII, explique d’une façon fort curieuse l’évolution de la propriété dans sa région :

« Le clergé y possédait beaucoup plus de biens que la noblesse, et les domaine fonciers des anciens ducs de Lorraine formèrent encore un article considérable ; le surplus des biens était, pour la plus grande partie, entre les mains des familles de robe ou de quelques rentier oisifs ; le peuple des campagnes n’avait généralement que de minces portions de terrain, qui méritaient à peine le nom de propriété : tout y était ou simple fermier ou manouvrier.

« Cependant, ce pays n’était pas, à beaucoup près, aussi fortement chargé de droits féodaux ni de contributions que la plupart des provinces de France ; mais les lois prohibitives de l’exportation tenant toujours le prix des grains à un taux trop bas, le fermier gagnait tout au plus de quoi élever sa famille, et le salaire du manouvrier ne lui fournissait que le plus étroit nécessaire ; aussi ne voyait-on que rarement s’élever des fortunes médiocres, et seulement parmi les baillistes des grandes propriétés des moines ou de quelques terres seigneuriales ; encore leurs fils s’empressaient-ils de quitter la campagne, et employaient-ils les économies de leurs pères à se procurer un état moins pénible dans les villes.

« Il fallait une révolution aussi étonnante que la notre pour tirer les habitants des campagnes de cette misérable situation ; mais il est peu de départements où elle ait occasionné un aussi grand bouleversement dans les propriétés.

« D’après les relevés exacts que j’ai fait faire des ventes des domaines nationaux, il résulte qu’il en a été vendu pour 59 millions, valeur réduite en numéraire : ce qui forme au moins les trois dixièmes de la valeur de la totalité des propriétés foncières. Tous ces biens ayant été divisés dans le plus grand détail, il n’est guère de fermiers et même de manouvriers qui n’aient pu en acheter : et les facilités que les lois accordaient de payer avec des valeurs très dépréciées leur ont procuré les moyens de se libérer avec les seules économies qu’ils ont faites sur les premières récoltes.

« D’un autre côté, la plupart des baux étant stipulés autrefois en numéraire, les fermiers ont fait un bénéfice énorme pendant tout le cours des assignats, au détriment des propriétaires sur qui tout le poids des réquisitions est encore tombé.