Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/485

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On pouvait attendre de l’ancien conventionnel un peu de dignité et l’on espérait que son discours trancherait avec la servilité coutumière des courtisans : il n’en fut rien, et l’auteur de Tibère s’abaissa, sans hésitation, au niveau des plus vils flatteurs, par cette péroraison où il affirmait que l’art d’écrire refleurissait sous les auspices du Maître.

« Il sera guidé par vous, s’écria Chénier, en des routes certaines ; autour de vous, brilleront les talents ranimés à votre voix ; le génie naîtra de lui-même appelé par le génie, et tous les genres de gloire appartiendront au siècle de Votre Majesté. »

Paroles de bassesse et de mensonge ! Les orateurs de l’Institut pouvaient bien proclamer, comme le faisaient quelques-uns avant le ministre de l’Intérieur, que, « à la voix d’un prince généreux allait s’allumer dans les âmes la flamme créatrice de toutes les grandes conceptions », il devint bientôt manifeste que cette flamme créatrice ne saurait briller dans une atmosphère de tyrannie et que la liberté est aussi nécessaire au développement de la littérature et des arts que l’est, pour nos poumons, la présence de l’oxygène dans l’air que nous respirons. Non seulement par les journaux, mais par les livres même, la liberté de l’esprit était violentée, et jamais, à aucune époque, on ne vit censure plus tyrannique attenter davantage à la dignité de l’écrivain : les valets tenaient, par leur zèle, à interpréter le plus brutalement possible la pensée impériale si catégoriquement manifestée dans ces paroles adressées un jour au Conseil d’État : « C’est à l’idéologie, à cette ténébreuse métaphysique qui, en recherchant avec subtilité les causes premières, veut sur ces bases fonder la législation des peuples au lieu d’approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l’histoire, qu’il faut attribuer tous les malheurs qu’a éprouvés notre belle France. »

C’était la guerre déclarée à tous ceux qui pensent, rêvent de justice et de beauté, à tous les philosophes, à tous les écrivains, à tous les artistes.

Il n’y a pas lieu de s’étonner, après de si véhémentes proclamations, du régime instauré par Napoléon. Les mesures prises sous son règne contre la liberté de la presse, comme les manifestations les plus diverses de la pensée, sont de sûrs garants de l’oppression qu’il exerça sur les esprits. Des historiens, prenant pour base de leurs enthousiasmes les institutions impériales et les décrets qui se rapportent aux arts, ont exalté la sagacité et l’intelligence esthétique de l’empereur. Ils ont estimé, et la philosophie de l’histoire leur a donné tort, que les pensions, les libéralités, les honneurs, les concours établis par Napoléon avaient contribué, le plus efficacement du monde, au développement, au libre essor et à la gloire des lettres françaises. Mais ces biographes trop fervents oublient de dire que la protection impériale ne fit que donner aux médiocres des avantages et des profits matériels, termes derniers de leur ambition. Une littérature encouragée dans ses platitudes, des arts soutenus par de tels moyens ne méritent que dédain et