Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/502

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un dépit amoureux qui se transforma chez Mme de Staël en hostilité violente contre celui qu’elle voulut conquérir.

Ils affirment, en citant quelques textes à l’appui, que Mme de Staël, pressentant le rôle futur du jeune général, joua vis-à-vis de lui la comédie de la passion.

« Je me rappelle, dit Bourrienne, que, dans une de ses lettres, Mme de Staël disait à Bonaparte qu’ils avaient été créés l’un pour l’autre ; que c’était par suite d’une erreur des institutions humaines que la douce et tranquille Joséphine avait été unie à son sort ; que la nature semblait avoir destiné une âme de feu, comme la sienne, à l’adoration d’un homme tel que lui. Toutes ces extravagances dégoûtaient Napoléon à un point que je ne saurais dire. »

À l’appui de cette assertion, on cite encore une entrevue racontée par Arnault, et qui eut lieu dans une fête donnée par le ministre des relations extérieures :

« On ne peut aborder votre général, me dit-elle, il faut que vous me « présentiez à lui ». Elle accabla Napoléon de compliments ; lui, laissait tomber la conversation ; elle, désappointée, cherchait tous les sujets possibles. « Général, quelle est la femme que vous aimez le plus ? — La mienne ! — « C’est fort simple ; mais quelle est celle que vous estimez le plus ? — Celle qui sait le mieux s’occuper de son ménage. — Je le conçois encore. Mais enfin, quelle serait pour vous la première des femmes ? — Celle qui fait le plus d’enfants, madame ». Et, là-dessus, Bonaparte lui tourna le dos, la laissant interloquée de ces glaciales réponses à des avances qu’elle considérait comme la préface du roman échafaudé dans sa féconde imagination d’intrigante. »

Lucien, dans ses Mémoires, rapporte en outre certains propos que lui aurait tenus Napoléon au sujet de Mme de Staël.

« Je la connais bien… Elle a déclaré à quelqu’un qui me l’a répété que, puisque je ne voulais pas l’aimer, ni qu’elle m’aimât, il fallait bien qu’elle me haït, parce qu’elle ne pouvait pas rester indifférente pour moi. Quelle virago ! »

Et M. Arthur Lévy, qui a rassemblé tous ces témoignages, conclut que l’aversion de Bonaparte eut pour effet de transformer le rêve ambitieux de Mme de Staël en un véritable cauchemar et que l’amour fit place, chez elle, à une haine violente.

Nous ne disputerons pas sur ce point qui, au demeurant, est de mince importance. Il est indiscutable que Mme de Staël eut, à l’origine, des sympathies fort vives pour Bonaparte. Se changèrent-elles en animosité par suite d’un dépit d’amour ou par l’indignation qu’inspira à certaines âmes l’ambition grandissante du despote ? C’est là un débat où nous ne saurions nous attarder.