Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/504

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omissions, des appréciations injustifiées et souvent même suscitent en elle des opinions si franches qu’elles vont renouveler des dissentiments et des polémiques mal apaisés. Les conseils donnés par Mme de Staël à Napoléon l’indisposent contre elle à ce point qu’il commence à la persécuter. Elle lui répondait par des épigrammes, des saillies et une opposition ouverte dont elle faisait, avec ses familiers, tous les frais. Parmi de nombreux amis qui fréquentaient chez elle, Benjamin Constant fut, dans cette période, le préféré. On pensa même que, la mort de M. de Staël étant survenue il épouserait Corinne. Il n’en fut rien, tant les caractères s’opposaient malgré leurs affinités apparentes. Benjamin Constant, plus passionné de lutte que de sincérité et de conviction, écrivit et parla contre Bonaparte ; comme on n’ignorait point l’importance du rôle que jouait dans ces polémiques Mme de Staël, on l’éloigna de Paris ; elle en profita pour visiter l’Allemagne et connaître les grands hommes qui lui donnaient alors une gloire incomparable : Schiller et Goethe. Son voyage au-delà du Rhin lui fournit une matière inépuisable pour les dissertations au milieu desquelles elle aimait passer sa vie. Son éloquence incessante, ses conversations excessives, brillantes, désordonnées, ses questions sur les moindres sujets ou les plus complexes problèmes, fatiguèrent les gens. Schiller l’estima peu ; il lui concéda de l’intelligence et une culture légère, mais générale. Elle déplut à Gœthe et sut, avec des reparties malheureuses, se montrer fort insolente à l’égard de Fichte qui renouvelait alors, sous des formes plus spécieuses et plus délicates, le dogme kantien. Elle passa en Italie, visita Milan, reçut de précieux hommages et revint à Coppet en 1805, où elle écrivit Corinne. Cette nouvelle œuvre, composée selon la méthode des précédentes, fournit encore des preuves de cette turbulence d’esprit et de cette confusion dont Mme de Staël ne sut jamais se départir. Il est vrai qu’on n’avait point, comme aujourd’hui, le goût de la logique et qu’on se plaisait fort à lire des ouvrages où la forme banale et l’intrigue fade du roman servaient de cadre à des digressions philosophiques, à des méditations sur le caractère d’un peuple, son évolution ou sa psychologie, à des jugements sur les événements de l’histoire contemporaine. Corinne obtint, dès sa publication, le plus grand retentissement. Les descriptions plus sentimentales que pittoresques de l’Italie, les réflexions vives, les abandons enthousiastes ravirent le plus grand nombre. La gloire de Mme de Staël, à qui revenaient toujours des sympathies plus nombreuses, était décidément gênante pour Napoléon. Il ordonna qu’on ne lui permit point de s’approcher à nouveau de Paris, jugeant que sa présence y serait encore l’objet de sentiments nécessairement contraires à ses vues politiques.

On a souvent comparé l’exil de Mme de Staël, à Coppet, à la solitude de Voltaire, à Ferney. Il n’y a rien que de hasardeux et d’injustifié dans ce rapprochement, car si le patriarche de Ferney sut garder dans sa retraite une longue et paisible dignité, on n’en peut dire autant de Mme de Staël. Sitôt de