Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/505

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retour en Suisse, elle reprenait une existence plus agitée que celle qu’elle menait à Paris. Ses crises sentimentales ne faisaient d’ailleurs qu’empirer chaque jour et sa liaison avec Benjamin Constant eut maintes fois des phases presque comiques, tant il s’y manifestait de fièvre, d’incohérence et de sentiments contrariés ou incertains. Le mariage de l’amoureux avec une jeune femme affable et calme rompit ces chaînes insupportables dont ils ne semblaient ni l’un ni l’autre vouloir se délivrer. Ce fut au milieu de ces tourments et de ces chagrins que Mme de Staël écrivit l’Allemagne. Espérant par là reconquérir, sinon la faveur, du moins l’estime et la protection dont elle avait besoin pour vivre à Paris, elle adressa l’Allemagne à Napoléon. Celui-ci, excédé par l’obstination que mettait l’écrivain à pénétrer dans une ville dont il prétendait diriger l’idéologie et le sentimentalisme comme la politique, s’emporta et prit contre Corinne les mesures les plus arbitraires et les plus insensées. Non content que les censeurs aient demandé la correction de l’œuvre, qu’ils trouvaient par endroits trop favorable au génie et au goût allemands, Napoléon fit briser les formes de l’ouvrage, saisir les exemplaires, ordonna de rechercher les manuscrits qui en pouvaient circuler encore et exila brutalement Mme de Staël au-delà du territoire français.

C’est peu de temps après que se place une des plus curieuses époques de la vie sentimentale de Mme de Staël. Toute une jeunesse, des illusions, une fièvre et des troubles délicieux qu’elle croyait à jamais disparus lui furent rendus par un jeune officier, M. de Rocca, que la destinée avait rapproché d’elle. Le bonheur fut en Suisse d’assez courte durée. La colère de Bonaparte rendait, à Coppet même, le séjour impossible à Mme de Staël. Elle dut fuir en Russie où on l’accueillit avec d’autant plus d’empressement qu’elle arrivait grandie par les persécutions de celui contre qui l’Europe se levait en vain. Elle termina là-bas ses Dix années d’exil, où, parmi les plus violentes diatribes et des excès d’une grandiloquence qui rappelle les harangues de tribuns, on retrouve de fins jugements, des vues délicates sur la psychologie, l’originalité et l’avenir du peuple russe, en même temps que de rapides synthèses où sont rassemblées des appréciations et des pensées critiques du goût le plus spécieux et le plus sûr.

Elle voyage en Suède, en Angleterre, puis, désillusionnée sur le compte de cette coalition de princes étrangers, plus décidés à se venger de leurs défaites antérieures qu’à rétablir en France une liberté longtemps enchaînée par le despote, elle revient à Paris en 1814. Elle dépense alors des forces que l’âge et une vie trop ardente commençaient à restreindre, dans l’achèvement de ses Considérations sur la Révolution française. Les malheurs, dans cet instant, fondent sur elle ; Rocca, qui lui gardait un inaltérable amour, est mortellement malade. Elle-même est atteinte par une paralysie générale. Des jours assombris s’écoulent et, le 13 juillet 1817, elle meurt doucement au milieu de son sommeil.