Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/541

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rumeurs menaçantes aux oreilles des préfets : eux aussi attendent de l’État du travail ou du pain.

Si bien que voici d’accord ouvriers et patrons, capitalistes et prolétaires, pour reconnaître la nécessité de l’intervention de l’État dans le règlement de la production industrielle. N’est-ce pas là une manifestation timide, mais caractéristique, de la tendance vers le socialisme d’État, envisagé comme remède à la lutte ruineuse et brutale des initiatives individuelles abandonnées à elles-mêmes ?

À cette intervention gouvernementale, Napoléon, d’ailleurs, ne se déroba pas : aux appels des gros industriels, il vint largement en aide par des avances d’argent.

« Napoléon, dit Levasseur, essaya de tenir tête à l’orage. Il fit secrètement faire des achats de matières à Rouen, pour qu’on crût à une reprise des affaires ; avancer à des manufacturiers d’Amiens le prix des salaires, pour que leurs ouvriers ne restassent pas sur le pavé ; commander des soieries à Lyon, des articles d’équipement militaire à Paris : remèdes impuissants. Il en tenta un autre, malgré les représentations de Mollien, il fit des prêts aux manufacturiers : un million et demi d’abord ; puis, une seconde fois, un million et demi en 1810. Plus on donnait, plus il arrivait de demandes au ministère, quelque secret que l’on apportât dans ces opérations. On repoussa beaucoup de pétitions, et cependant, au commencement de l’année 1812, on avait employé à ces secours une somme de 18 millions pris sur la caisse du domaine extraordinaire ; à l’époque de la chute de l’Empire, la moitié de ces créances n’était pas encore recouvrée. »

On commençait à raisonner économie politique et l’on murmurait. Napoléon, qui lisait les lettres des négociants, le savait. Avant de s’engager dans la lointaine campagne de Russie, il fit venir les délégués du commerce et leur parla avec cette éloquente brusquerie qui déconcertait ses interlocuteurs :

« Il ne connaît que son métier de soldat, répétez-vous souvent : il n’entend rien au commerce et il n’a personne autour de lui pour lui apprendre ce qu’il ignore. Ses mesures sont extravagantes et ont causé notre ruine actuelle. Vous qui dites cela, c’est vous qui n’entendez rien au commerce et à l’industrie. Vous avez cru qu’on pouvait faire sa fortune en un jour, comme on la fait quelquefois à la guerre en gagnant une bataille. »

Il attribuait, avec quelque raison, la crise à la témérité des spéculateurs ; mais sans songer que la spéculation elle-même avait trouvé son stimulant dans les mesures du blocus continental ; il ajoutait :

« Je sais vos affaires mieux que vous ne savez les miennes. »

Et pour mieux les connaître encore, ces affaires commerciales, pour essayer de conjurer la crise, Napoléon décida la création d’un ministère de l’Agriculture, du Commerce et de l’Industrie. (Janvier 1812.)