Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/62

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billon d’urgence, disait le tribun Sedillez, qui ajoutait : « Ne vaut-il pas mieux céder à l’impétuosité de ce mouvement que de s’exposer à en entraver la marche ?[1] » On sent, sous de telles paroles, la crainte naissante du serviteur à la pensée d’une résistance possible aux ordres du maître.

On y aperçoit aussi peut-être un peu de ce fatalisme qui fait dire aux individus craintifs, aux hommes qui n’ont point une éducation politique solide reposant sur des principes certains : « Laissons faire ! Pourquoi risquer d’être écrasés par une force supérieure ?… » Ce sont ces timides, ces indécis qui font la fortune des régimes despotiques. Et pourtant, à plusieurs reprises, le Tribunat et le Corps législatif refusèrent de voter des mesures qu’ils estimaient illibérales. Bonaparte s’en est il soucié ? Nullement. Dans l’histoire de sa marche incessante vers le pouvoir absolu, ces résistances légales d’assemblées de législateurs ne sont pas sans intérêt. Elles ont été inutiles et cela précisément parce qu’elles étaient légales. En effet, agissant dans les limites de la Constitution, ces assemblées ne pouvaient rien ou à peu près. Pour lutter avec succès contre Bonaparte, il leur aurait fallu briser le cadre dans lequel on les avait enfermées, et cela, elles ne l’ont pas osé, elles n’ont jamais songé à l’oser. Que fit Bonaparte, au contraire : maître par la Constitution, il se jeta en dehors de cette Constitution toutes les fois qu’il estima nécessaire de le faire pour acquérir plus de puissance. La raison de cette double attitude — du Tribunat et du Corps législatif d’une part, du Premier Consul de l’autre — est assez facile à découvrir. Les tribuns et les législateurs avaient accepté des places dans l’État réorganisé et ils les avaient acceptées de qui ? de l’exécutif. Le peuple, dont pendant des années on avait voulu faire la source génératrice de tous les pouvoirs de l’État, n’était pour rien dans leur désignation. Aucun suffrage universel ou restreint ne les avait portés dans l’une ou l’autre assemblée. Par conséquent, ils ne pouvaient faire acte d’autorité au nom du peuple français. Bonaparte, au contraire, et c’était de toute évidence, était, sinon nommé par le peuple, du moins populaire. Et voilà le grand mot qui explique tout : Bonaparte est populaire, c’est-à-dire qu’investi du pouvoir par un texte constitutionnel quelconque, il a, en outre, derrière lui une foule immense de citoyens prêts à l’acclamer, à déclarer que ce qu’il décide est pour le mieux des intérêts de la nation. Il est le représentant constitutionnel et populaire de la France. C’est ce double titre qui va lui permettre de mettre en jeu toutes ses tendances ambitieuses, de prendre progressivement position contre tout ce qui n’est pas dans l’État conforme à sa volonté, c’est ce qui va en faire l’autocrate le plus formidable que l’histoire ait jamais connu.

  1. Thiers, Histoire de la Révolution française, éd. gr. in 8°, t. I, p. 110.