Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/65

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point pour reproduire des plaisanteries, des épigrammes à l’adresse des nouveaux gouvernants, voire même des critiques sérieuses de l’organisation constitutionnelle. En un mot « un mauvais esprit », puisque c’est le terme consacré, se faisait jour. Bonaparte était trop autoritaire, il était trop « soldat », c’est-à-dire trop habitué au commandement et à l’obéissance qui ne raisonne pas pour envisager une solution autre que la suppression des journaux qui lui paraissaient gênants ou dangereux. Et remarquons que cette solution, indépendamment qu’elle est une marque du plus funeste absolutisme, est encore le résultat d’un mauvais calcul politique. La liberté de la presse, la liberté d’écrire en général, n’est pas bonne seulement en tant que liberté, c’est-à-dire comme manifestation libre de toute pensée libre, mais elle est bonne encore comme mesure de gouvernement. En effet, ce qui fait l’influence des journaux, ce n’est pas leur nombre considérable, mais bien la répétition tendancieuse des mêmes doctrines. Or, plus il y a de journaux, plus le contrôle de l’un par l’autre est aisé, plus par conséquent les chances d’erreur et d’obscurantisme sont diminuées.

Mais ces considérations ne pouvaient guère se présenter à l’esprit de Bonaparte. Pour lui, il y avait un fait : beaucoup de journaux de tous les partis discutaient et cela il ne pouvait pas le supporter. Il décida, dès lors, d’en supprimer la plupart et, par ce moyen, de museler les mécontents tout en dirigeant l’opinion selon ses désirs.

Un arrêté consulaire, en date du 27 nivôse an VIII (17 janvier 1800), supprima tous les journaux politiques de Paris considérés comme des « instruments dans les mains des ennemis de la République ». Treize seulement furent exceptés et, parmi eux, le Moniteur, le Journal des Débats, la Gazette de France, l'Ami des Lois, le Journal des Hommes libres, le Bien Informé. Ceux qui subsistèrent ainsi ne devaient pas, sous peine de suppression immédiate, publier d’articles contraires au respect dû au pacte social, à la souveraineté du peuple et à la gloire des armées. Ils devaient même éviter de reproduire des articles de journaux étrangers. C’est que la mesure, en effet, était dite provisoire : elle prendrait fin à la paix. Elle dura, en s’aggravant toujours, tant que Bonaparte garda le pouvoir et nous aurons plus tard à marquer ces aggravations. Ce que nous retenons, c’est que l’arrêté du 27 nivôse a été pris par Bonaparte, qu’il a supprimé tous les journaux politiques de la Seine en en laissant seulement treize dont les directeurs durent prêter serment à la Constitution, tout comme des fonctionnaires. Encore convient-il d’ajouter que le nombre, des journaux autorisés se réduit en réalité à douze, car, depuis le 7 nivôse, le grave Moniteur était journal officiel. Au lendemain de la suppression, le « Tableau de la situation de Paris », dressé par le ministère de la police, la commente en ces termes[1] : « Le mauvais esprit des

  1. Archives nationales, AFiv, 1329, publié par Aulard : Paris sous le Consulat, t. I, p. 96.