Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/66

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journaux se faisait remarquer chaque jour de plus en plus… La mesure générale que le gouvernement vient de prendre était impérieusement commandée. Les hommes de parti peuvent seuls l’improuver. Les journaux ont toujours été le tocsin des révolutions ; ils les annoncent, les préparent et finissent par les rendre indispensables. Leur nombre étant diminué, ils seront plus facilement surveillés et dirigés plus sûrement vers l’affermissement du régime constitutionnel. »

Il y a plusieurs remarques à faire à l’occasion de ce rapport. D’abord, il n’y est à aucun moment parlé de la guerre ; or, on avait dit que la mesure était prise pour éviter les indiscrétions sur les mouvements militaires. C’était un mauvais prétexte ; le seul motif c’est le « mauvais esprit des journaux » ! Et le rédacteur du rapport est bien dans les idées du Premier Consul qui voit que la mesure est dirigée contre « les hommes de parti ». Ce rédacteur était « national !… » et il vivait dans la sage crainte des révolutions. Félicitons-nous du moins de sa franchise, puisqu’elle veut bien nous persuader de cette vérité que l’arrêté du 27 nivôse avait pour but unique de mettre dans la main du gouvernement tous les journaux directeurs de l’opinion. Les feuilles qui obtinrent de vivre encore — mais sous condition — commentèrent assez sobrement l’arrêté. La plupart écrivirent que son meilleur résultat serait d’empêcher l’empoisonnement royaliste. L’Ami des Lois[1] apostrophe les partisans de l’ancien régime : « Misérables ! chaque écu que vous avez gagné par vos feuilles est imbibé du sang que vos perfides insinuations ont fait couler dans l’ouest et dans le midi de la France. Le gouvernement, en arrêtant d’une main ferme ce torrent dévastateur, cet incendie dévorant, éloigne de nouveaux crimes et sauve une foule d’hommes qui se seraient perdus par la lecture des journaux royalistes… » Or, précisément, un journal d’opposition a été épargné, c’est la Gazette de France. Ouvrons-le à son tour[2] : « Jamais arrêté n’aura blessé tant de petits intérêts et excité moins de discussions… La raison en est simple. Ceux qui restent ne peuvent, avec pudeur, vanter une mesure qui tourne tout à leur avantage pour le moment et qui, pour l’avenir, les avertit, d’une manière très prononcée, qu’ils sont dans la dépendance du gouvernement… Quand aux journaux supprimés, ils ne réclameront pas : on ne parle plus lorsqu’on est mort. Un journal est donc aujourd’hui ce qu’il était autrefois, un privilège… » Le ton est habile, mais sous la forme atténuée on sent bien percer la critique, on voit la gêne subite résultant de la dépendance où désormais sera le journal à l’égard du gouvernement.

« On peut presque dire, écrit M. Aulard[3], que de l’arrêté du 27 nivôse an VIII date en fait le commencement du despotisme. » Il faut entendre par

  1. 1er pluviôse
  2. 30 nivôse.
  3. Histoire politique de la Révolution française, p. 715.