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Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/146

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ses grands bras sinistres, gouverner au loin le pays. Les autorités militaires et civiles étaient empressées à suivre ces missions, à les accompagner, à les fêter. Toute la représentation officielle servait de cadre à cette furie en marche, qui empruntait ainsi à ses hôtes leur caractère et semblait protégée par le gouvernement. Quelquefois l’humeur des habitants s’accommodait peu de ces visites, et à Brest, par exemple, des huées et des injures furent le seul salaire que reçurent les missionnaires. Ils étaient accoutumés à de plus positifs avantages, et l’éloquence sacrée savait trouver toute la finesse de l’offre commerciale pour faire valoir les chapelets bénits, les objets de piété, amasser l’argent et enrichir la sainteté à qui le ciel et ses délices ne suffisaient pas. À Nantes, l’effet de cette visite fut tel que le théâtre fut vidé et le directeur, à la veille d’être ruiné, loua les services de Talma, et par le génie de l’artiste, put faire contrepoids à la concurrence de Dieu. Mais alors les autorités interdirent aux comédiens l’exercice de leur profession ; à Saumur, à Angers, à Clermont, l’armée sacrée défila, et, bien entendu, ce qu’elle laissait derrière elle, c’était l’excitation, l’exaltation, la calomnie, l’injure au libéralisme, la menace contre la Révolution, l’assurance qu’une ère allait s’ouvrir où les biens nationaux feraient retour à leurs propriétaires, la puissance ecclésiastique à l’Église, la France au régime ancien.

M. Decazes regardait et ne disait mot. Il ne trouvait de vigueur que pour déférer au jury les journalistes hardis qui revendiquaient, non pas la République, mais les droits du raisonnement et les privilèges de l’esprit. Une fois encore la Bibliothèque Historique fut poursuivie ; c’était la première application de la loi que M. de Serre avait fait voter et qui restituait sa compétence au jury. Le jury acquitta, malgré le réquisitoire habile de M. de Vatimesnil. Un autre écrivain dut rendre compte d’un calembour. Il avait rappelé aux Suisses arrogants qui servaient d’escorte au roi que le mot « suisside » avait un autre sens que celui qu’on lui attribuait, et M. de Vatimesnil cherchait derrière cette faute d’orthographe volontaire l’intention criminelle : le jury acquitta. Encore il acquitta un jeune professeur à l’École de droit, en même temps juge au tribunal de la Seine, M. Bavoux, qui, chargé de l’enseignement du droit criminel à la Faculté, marquait, en des cours savants et originaux, la différence qui existait entre les délits et les peines, critiquant le défaut de proportionnalité des châtiments aux fautes. La jeunesse des écoles suivait ces cours et acclamait cette jeune parole parce qu’elle était perpétuellement en quête de nouveautés. On suspend les cours, les étudiants protestent ; on les frappe par la suppression des inscriptions. M. Bavoux, défendu par Persil et Dupin, est acquitté.

Ces verdicts jettent la perturbation dans le monde officiel. Les hommes du gouvernement étaient vraiment étranges. Ils avaient voulu ouvrir une voie nouvelle ; ils avaient modifié le cens, rappelé la liberté de la presse, et quand les conséquences, pour ainsi dire, fleurissaient sur leurs actes, ils