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Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/149

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les lois électorales, et les jours s’écoulaient. Le président de la Chambre avait promis, pour le 14 février 1820, une communication importante. Mais, la veille de ce jour, un incident tragique se produisit et qui devait bouleverser toute la politique. Le 15 février — un dimanche — le duc de Berry quittait la loge qu’il occupait à l’Opéra pour faire monter en voiture sa jeune femme. Il l’abandonnait elle-même à ses gens et allait retourner au spectacle, quand il se sentit saisi à l’épaule et poignardé. L’homme qui, au milieu des gardes, avait porté ce coup audacieux, laissant son arme dans la blessure, s’était enfui et fut d’ailleurs tout de suite repris. Le prince fut transporté dans le théâtre, qui se trouvait rue de Richelieu en face de la Bibliothèque nationale, il fut couché, pendant que, dans l’émotion générale, le comte d’Artois, les princes, les amis, les ministres s’agitaient autour de cette couche sanglante. La nuit passa lente et triste, les chirurgiens étaient incapables non seulement de sauver, mais de soulager la victime. Enfin, aux premières lueurs du jour, vint le roi qu’on avait hésité à appeler en pleine nuit de peur de l’émouvoir. Dans l’exaltation du délire, le duc de Berry réclamait la grâce « de l’homme », désignant ainsi l’inconnu dont le poignard l’avait déchiré. Puis il mourut.

Le meurtrier s’appelait Louvel. C’était un homme de trente-sept ans, ouvrier sellier, fanatique de Napoléon qu’il avait suivi à l’île d’Elbe, puis à Rochefort et qui depuis des années roulait en lui le projet sinistre que sa main venait sans trembler d’exécuter. Il répondit aisément à l’interrogatoire que M. Decazes lui fit subir :

— Pourquoi fuyiez-vous ?

— Pour rentrer libre afin de pouvoir frapper un autre.

— Que vous ont fait les Bourbons ?

— À moi rien, mais ils ont fait du mal au pays.

— Pourquoi avez-vous frappé le duc de Berry ?

— Pour éteindre en lui une race maudite.

— Avez-vous des complices ?

— Aucun.

À ce moment, M. Decazes se rapprocha et lui parla bas à l’oreille : il lui demandait si le fer était empoisonné. Le lendemain, cette simple démarche était connue et travestie par la passion.

On pense, en effet, si les ultra-royalistes saisirent l’occasion de ce tragique trépas. Quand la réaction ne verse pas le sang, elle l’exploite. Sa joie, déguisée en douleur pour le vulgaire, était sans limites et la presse trouva de suite les formules expressives pour indiquer les responsabilités : « Le prince est mort d’une idée libérale ». Et M. de Chateaubriand dénonçait M. Decazes comme le complice moral du meurtrier. « Les pieds lui ont glissé dans le sang. » Le lendemain on parlait, exploitant la conversation à voix basse qui s’était tenue entre M. Decazes et Louvel, on parlait de complicité