Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/16

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sanglante de la Restauration. En seize ans, ses mains auront tenu et laissé choir deux couronnes.

La capitulation avait été signée à minuit. Le lendemain devait marquer le défilé à travers Paris des troupes alliées. La coalition allait enfin pouvoir chevaucher victorieuse dans les rues de cette capitale où tant de merveilles étaient accumulées. C’était la capitale de la Révolution, la capitale de l’Empire, la cité prodigieuse d’où tant d’éclairs avaient à l’Europe annoncé la foudre. Au devant des cinquante mille hommes admis à cette fête de la victoire marchait l’empereur Alexandre. Il était pâle et grave, sentant enfin qu’il jouait le rôle entrevu par un orgueil qui voulait se déguiser en bonté, maître de Paris, touchant au but, rendant à Napoléon la triomphale visite de Moscou qui avait vu les aigles victorieuses, comme Paris voyait maintenant les aigles vaincues. À sa droite, Schwartzemberg, le généralissime, représentant l’empereur d’Autriche, le père de Marie-Louise encore impératrice des Français. À sa gauche, le roi de Prusse. Le cortège impérial s’arrêta à la porte Saint-Martin et de là le défilé commença. Il devait durer la journée entière et ne se terminer qu’à cinq heures du soir. Un ciel de printemps par sa clarté douce s’était fait le complice de cette fête de la force. Jamais, dans une journée plus lumineuse, une plus éclatante avalanche d’uniformes bariolés n’avait passé ; jamais, sauf dans les autres capitales, en d’autres temps, quand l’ambition napoléonienne imposait aux vaincus la dure loi qui maintenant l’abaissait.

Une particularité, qui fut vite expliquée, causa, a-t-on dit, un malentendu politique, un peu trop grossier cependant. Tous les soldats de la coalition portaient un brassard blanc au bras droit.

Le bruit se répandit que c’était un symbole de paix auquel la population opposa le même symbole en arborant des mouchoirs blancs. On dit qu’Alexandre prit ces mouchoirs blancs pour des symboles royalistes et fut frappé de la sympathie subite dont étaient entourés les Bourbons. Cela paraît bien inadmissible, d’autant plus que la raison pour laquelle le brassard avait été placé fut divulguée : les troupes de la coalition s’étant un jour, dans la mêlée des uniformes, méconnues au point de se fusiller, le brassard leur devait servir de signe de reconnaissance.

Une foule immense, sans cesse accrue, couvrait les rues, si bien que les colonnes ennemies, presque étouffées, flottaient avant de retrouver leur route. La crainte des officiers, des officiers russes surtout, la crainte plus tard avouée par eux, fut très vive. Dans les quartiers populeux, aux environs de la Bastille, le peuple avait manifesté à la fois sa tristesse et sa fureur. Des cris de : Vive l’Empereur étaient partis, moins pour saluer à l’agonie une dynastie condamnée que pour condenser dans une acclamation sonore toute la colère et toute la protestation. Même un officier russe, saisi, désarçonné, blessé, n’avait été arraché des mains populaires que par la force. Mais,