Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/160

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rassiers s’assemblent. Rien ne bouge. Que va-t-il se passer ? Le ciel eut pitié de la fureur humaine et il ouvrit ses cataractes sur ces déchaînements ; une pluie sans fin vint calmer les colères et dissiper cette armée populaire que recrutera éternellement la justice aux jours tristes et glorieux.

Qu’avaient à gagner à cette levée qui pouvait être meurtrière tous ces travailleurs ? S’agissait-il d’un débat où leur droit fut engagé ? Nullement : la loi électorale ne mettait aux prises que la bourgeoisie enrichie, et l’aristocratie foncière. D’un côté, les descendants de la féodalité terrienne formaient une catégorie hautaine, de l’autre une bourgeoisie riche, et qui protestait parce que ses droits n’étaient pas assez étendus ; partout, les maîtres de la classe ouvrière, sous le masque libéral ou la figure royaliste ; à droite, de grands seigneurs égoïstes et implacables ; à gauche, les Casimir Périer, les Laffitte, faiseurs d’affaires, banquiers, infatigables exploiteurs du travail humain… Et c’était avec ces derniers que se liguait la classe ouvrière, appuyant jusque devant les fusils chargés, la protestation parlementaire, contre l’insolence revenue du régime ancien… La classe ouvrière n’avait pas d’intérêts propres : mais elle a, elle avait, même en ces jours lointains où aucune lueur n’éclairait sa route douloureuse, elle avait la conscience des grands intérêts généraux que représente la civilisation. Sans doute, ce n’était pas son sort qu’elle défendait ; mais, intervenant entre deux fractions privilégiées aux prises, elle allait, de premier bond, à côté de ceux qui étaient les plus rapprochés de la liberté humaine. Grand et noble exemple de désintéressement et qui prouve que ceux-là sont dignes du pouvoir qui, à travers les calomnies et les épreuves, plus que les prétendus dirigeants de la politique, ont eu la conscience des actes nécessaires.

Naturellement, au tumulte de la rue correspondait le tumulte parlementaire. La discussion de la loi était suspendue. Chaque jour un député libéral accaparait la tribune et y faisait le récit des scènes de meurtres qui, sous ses yeux, avaient ensanglanté la ville. Des protestations, des démentis, des injures, des rappels à l’ordre se croisaient sur ce chaos soulevé par les colères les plus ardentes. La droite inlassable réclamait la fermeture de la discussion, les libéraux infatigables occupaient la tribune, les bras croisés, attendant le silence, jetaient un mot dans le tumulte, se reprenaient ; Manuel demeura un après-midi à la tribune. Les jours fuyaient ainsi et, par cette résistance acharnée comme par le soulèvement extérieur les esprits libres, marquaient la capitale importance de cette loi qui remettait aux mains de quelques uns, pour leur influence et pour leur profit, les destinées mêmes de la nation.

Certes la loi se suffisait à elle-même ; mais elle fut aggravée encore pendant le débat. Cette loi ne disait pas que les électeurs de l’arrondissement, après avoir pris part aux opérations électorales de l’arrondissement, auraient le droit, s’ils figuraient parmi les plus imposés, de voter encore dans le col-